Avec l’OuLiPo jouons à assembler les mots, comme les rouages d’une étrange machine littéraire et langagière…
L’OuLiPo, pour « Ou-vroir de Li-ttérature Po-tentielle », est un projet lancé par un groupe d’écrivains dans les années 60. Parmi eux : Italo Calvino, Jean Queval, Raymond Queneau…
Leur but ? Inventer de nouvelles contraintes poétiques, pour créer de nouveaux textes, explorer les anciens, et jouer avec les ressources de la littérature et du langage.
Prenons par exemple le roman La disparition, de Georges Perec. Il s’agit de l’une des oeuvres emblématiques de l’OuLiPo. L’ouvrage est entièrement écrit en respectant la contrainte du lipogramme, c’est-à-dire sans jamais employer une certaine lettre de l’alphabet (et donc aucun des mots contenant cette lettre). La lettre interdite est ici la lettre E, qui est pourtant l’une des plus fréquente dans la langue française. Essayez de former des phrases en évitant d’utiliser le moindre mot contenant la lettre E, et vous verrez la difficulté ! Perec l’a fait pour un roman entier.
Exercices de style, de Raymond Quenaud, est un autre ouvrage célèbre dans lequel s’exprime tout l’esprit de l’OuLiPo. A la base, il y a une anecdote sans aucun intérêt : le narrateur monte dans un bus, assiste à une dispute entre deux personnes, et croise quelques heures plus tard l’une de ces personnes vers la gare Saint-Lazare… L’intérêt du livre vient plutôt du fait que l’auteur décline cette histoire insignifiante en près d’une centaine de versions, totalement différentes par leur style (en alexandrins, sous forme de saynète de théâtre, en argot, dans un style métaphorique, etc.).
Dans La disparition comme dans Exercices de style, tout l’enjeu est donc de dire une même chose, mais de différentes façons, en fonction des contraintes que l’on se fixe.
En ce sens, pour l’OuLiPo, toute contrainte est par essence un principe poétique. Une contrainte pousse à l’inventivité, à l’utilisation d’un vocabulaire riche et varié, et favorise le développement la créativité.
Les membres de l’OuLiPo ont ainsi inventé des dizaines et des dizaines de contraintes en tout genre, envisagées comme tout autant de jeux littéraires.
En voici 3 qui me plaisent particulièrement, parfaitement adaptables à l’oral :
1 – La littérature définitionnelle
Dans un énoncé donnée, on remplace chaque mot par la définition que l’on peut en donner ; puis on renouvelle l’opération sur l’énoncé obtenu, et ainsi de suite. Exemple :
Prenons pour énoncé de départ : « Le chat a bu le lait. »
Etape 1 : « Le mammifère carnivore domestique a avalé un liquide blanc, d’une saveur douce. »
Etape 2 : « Celui qui a des mamelles (mammifère), mange de la viande (carnivore), concerne la maison (domestique), a fait descendre dans le gosier par l’estomac (a avalé) un état de la matière sans forme propre (liquide), de la couleur du lait (blanc), d’une impression agréable sur l’organe du goût (d’une saveur douce). »
En appliquant ce procédé, une première phrase de six mots peut donner un texte de presque 200 mots dès la troisième étape ! Les définitions peuvent être techniques, ou plus poétiques. Dans l’exemple ci-dessus, le « chat » aurait pu se tranformer en « tigre des villes », etc.
2 – Le langage cuit
Le « langage cuit » consiste à prendre diverses expressions typiques, dictons, clichés et lieux communs et à les « cuire » en remplaçant chaque adjectif par son contraire. Exemple : l’expression « langage cuit » est la version cuite de… un « langage cru » !
A l’origine, « Langage cuit » le titre d’un recueil de Robert Desnos datant de 1923. En voici l’un des poèmes, construit sur ce principe :
D’une voix noire
D’une voix maigre
M’a séduite
Dans la nuit mince
Dans le jour des temps
Se vêtir d’une crêpe de chevelure
La muse aux seins mourants
Et la voix ronde
Dit que la voix est esclave
Quelle lumière cuite ce jour-là
Retrouvez-vous toutes les expressions originales, cuites et même ébouillantées dans ce poème ? « Voix blanche » est devenue « voix noire », « grosse voix » est devenue « voix maigre », etc. Amusez-vous, dans un discours ou une simple discussion, à surprendre vos interlocuteurs en transformant certaines expressions bien connues, les rajeunissant ainsi ou leur donnant un nouveau sens…
3 – Le tireur à la ligne
« Tirer à la ligne », c’est, pour un journaliste, faire long là où on pourrait faire court : on digresse, on ajoute des adjectifs, sans pour autant augmenter l’information… Pour qui est payé « à la ligne » ou à la « pige », l’intérêt économique saute aux yeux !
L’exercice oulipien du tireur à la ligne est cependant un peu différent : il s’agit, en partant d’une phrase de départ A et d’une phrase d’arrivée B, complètement indépendantes l’une de l’autre, d’insérer une phrase intermédiaire C (en faisant en sorte que ce que l’on dit reste plausible), puis de recommencer l’opération en insérant une phrase D entre A et C, une phrase E entre C et B… et continuer ainsi à insérer chaque fois une phrase nouvelle entre deux phrases existantes…
Cet exercice est excellent à pratiquer à deux (ou à plusieurs), sous forme d’échange, chacun ajoutant tour à tour une phrase ou un élément à ce que vient de dire l’autre. Le premier qui bloque, se trompe dans l’enchaînement ou n’est plus capable d’énoncer quelque chose de plausible, a perdu.
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Ces 3 exercices sont tirés et adaptés du petit livre Abrégé de littérature potentielle, édité aux éditions des Mille et une nuit.