Rhétorique

Rhétorique et figures de style : petite histoire d’une imposture…

Ce que nous appelons aujourd’hui « rhétorique classique » s’apparente à un gigantesque inventaire de toutes les figures de style possibles et imaginables, définissant avec précision leur mode de construction et les étiquetant de noms tous plus techniques les uns que les autres. A titre d’exemples : anacoluthe, anacyclique, anadiplose, anastrophe, métonymie, paronomase, homéotéleute… On peut en recenser près de deux cents !

De temps à autres, le grand public découvre l’un de ces termes barbares au détour d’un grand débat ou discours politique : l’anaphore connut une certaine publicité à la suite du débat présidentiel opposant Hollande à Sarkozy en 2012… Une anaphore est une figure de style qui consiste à répéter en début de phrase un même mot ou groupe de mots. L’anaphore rythme le discours, lui donne un effet musical, et communique ainsi plus d’énergie tout en renforçant une affirmation, en suggérant une urgence. A la question « Quel Président comptez-vous être ? » Hollande avait alors répété 15 fois dans sa réponse : « Moi président de la République… » Revisionnez ce moment en entier et dites-moi sincèrement ce que vous en pensez :

Hollande s’essouffle au fil de son anaphore, elle est lassante et finalement bien peu impactante. L’expert Clement Viktorovitch la qualifie même de « piteuse » : « Certes, dans les premières secondes, elle ne manque pas de panache. Mais elle est beaucoup trop longue : 16 occurrences ! Alors que l’anaphore doit normalement donner du rythme au discours, celle-ci introduit au contraire de la monotonie – d’autant qu’elle a été apprise et récitée par cœur, au mépris de tout naturel. L’anaphore est de surcroît efficace lorsqu’elle crée une montée en intensité (…) Or, ici, François Hollande place les éléments les plus marquants au début de sa période, si bien que loin de progresser, l’émotion suscitée diminue au contraire au fil de la figure ! »

Mais du fait de mobiliser la terminologie rhétorique pour son analyse, une « aaanaaaphooore », la formule reste dans les mémoires comme la preuve d’un certain talent oratoire…

La Bruyère fait remarquer dans ses Caractères « Le peuple appelle éloquence la facilité que quelques-uns ont de parler seuls et longtemps, jointe à l’emportement du geste, à l’éclat de la voix et à la force des poumons. », autrement dit : le peuple se fait duper par quelques effets de manches (voir à ce sujet le 7e paragraphe de l’article La théorie des trois styles oratoires). De même concernant les préjugés dénoncés par La Bruyère concernant les caractéristiques des grands orateurs, on aurait tort de voir dans le seul usage d’une expression identifiée comme une figure de style la preuve d’une rhétorique élaborée.

Toute expression peut en réalité être désignée comme une figure de style, même une erreur de syntaxe, une faute de grammaire ou une brusque interruption dans la phrase. Fournir un nom technique pour caractériser l’erreur en question ne gomme pas celle-ci pour autant. Mais en l’habillant – en l’affublant d’un si joli nom tel que, par exemple, une énallage, une parataxe, une épenthèse ou une aphérèse… – elle se voit ainsi transfigurée.

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Qu’est-ce qu’un « sophiste » ?

A celles et ceux qui se targuent « d’appeler un chat un chat« , posons-leur la question de l’usage des termes « rhéteur » et « sophiste ». En dépit de toutes les précautions quant aux préjugés concernant la rhétorique, le terme même de « rhéteur » est quasiment toujours employé de façon péjorative, entendu comme synonyme de beau parleur, bonimenteur, voire menteur ou arnaqueur !, autrement dit d’un individu usant du langage pour embrouiller les esprits et abuser des gens plutôt que les élever et les amener à réfléchir par eux-mêmes…

De même pour les « sophistes », terme par lequel étaient désignés les orateurs et professeurs d’éloquence de la Grèce antique, que Platon accusait de ne chercher que l’efficacité persuasive de la parole, quelque soit la cause à défendre, indépendamment de la vérité.

En réalité, nous sommes tous rhéteurs. D’une certaine manière nous faisons tous de la rhétorique sans y réfléchir, un peu comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir.

Lorsque nous parlons, nous avons toujours un objectif, conscient ou inconscient : convaincre, intéresser, informer ou s’informer, plaire, séduire, amuser, passer le temps, entretenir de bonnes relations, se faire remarquer, passer pour quelqu’un d’intelligent ou de cool… Chaque mot que nous employons, chaque formule ou expression que nous utilisons vise donc à produire un certain effet sur les personnes auxquelles nous nous adressons.

Dans cette perspective, la rhétorique consiste en premier lieu à étudier, à analyser et à répertorier les techniques d’expression les plus efficaces en vue de produire l’effet désiré. Être reconnu comme bon rhéteur ou même sophiste devrait finalement être flatteur, et non perçu comme une forme d’ironie ou de péjoration. Paul Valéry : « Si quelqu’un traite quelqu’un de sophiste, c’est qu’il se sait plus sot. Qui ne peut attaquer le raisonnement, attaque le raisonneur. C’est ici une loi analogue à celle qui fait que l’on se détruit tout entier pour supprimer un mal particulier enchevêtré dans le bien : Loi de l’expédient. »

Par extension, de la même façon que nous faisons de la rhétorique sans le savoir, tout énoncé ou structure de mots – à l’oral ou à l’écrit – peut s’analyser d’un point de vue rhétorique. Une certaine façon de s’exprimer, par l’usage d’un certain vocabulaire et de certaines expressions, permet de montrer son appartenance à une communauté ou de s’en démarquer. Dans cette perspective, la rhétorique vise aussi à identifier les caractéristiques langagières de telle ou telle communauté, tel ou tel groupe d’individus, telle ou telle tendance… On peut ainsi parler d’une rhétorique révolutionnaire, d’une rhétorique de gauche, de droite, d’une rhétorique scientifique… Il convient d’identifier le public cible pour verser dans le registre qu’il entend le mieux.

Evoquons aussi ici la rhétorique comme art du débat, ou « dialectique éristique ». La dialectique correspond à la discussion et au dialogue, par lequel deux interlocuteurs au moins, défendant des thèses apparemment contradictoires ou opposées, cherchent à établir la vérité. La dialectique est donc à une méthode de réflexion – et la confrontation d’une thèse et de son anti-thèse ne mène pas nécessairement à la victoire de l’une sur l’autre, mais à la victoire des deux au travers d’une synthèse.

« Eristique » vient du grec eristikos, qui signifie « qui aime la controverse ». Par extension, le qualificatif « éristique » peut désigner toute personne cherchant toujours à discuter, chicaner, contester, douter, ergoter, s’opposer par principe, se faire l’avocat du diable… Tout le contraire de dialectique.

La « dialectique éristique » est donc une sorte d’oxymore, désignant un certain type de rapport entre deux personnes au moins cherchant à se convaincre mutuellement, et étant prêtes pour cela à user de tous les moyens possibles. La dialectique éristique est d’ailleurs le titre d’un célèbre ouvrage de Schopenhauer, également traduit en français par… L’art d’avoir toujours raison !

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La théorie des trois styles oratoires selon Cicéron

Immense orateur et référence en matière d’éloquence, Cicéron a rédigé de nombreux ouvrages et manuels de rhétorique. Dans son ouvrage majeur sur l’« orateur idéal », De oratore, il expose les grands principes de l’art oratoire, poursuivant ainsi l’effort de théorisation de la rhétorique trois siècles après Aristote.

La théorie des trois styles oratoires

Parmi les trois genres de discours distingués par Aristote (que sont le discours judiciaire, le discours démonstratif et le discours délibératif, lire l’article Aristote, premier grand théoricien de la rhétorique), Cicéron s’attache avant tout au genre judiciaire, forme d’éloquence qu’il a lui-même pratiquée avec un immense succès lors de ses plaidoyers devant les tribunaux. Mais il identifie à son tour trois styles, qui traversent tous les genres de discours.

Dans n’importe quelle cause, explique-t-il, l’orateur doit renseigner son auditoire, l’instruire (docere), éveiller en lui la sympathie (placere), et savoir l’émouvoir en faisant appel au pathétique (movere). Le movere s’attache au style sublime, le placere au style tempéré et le docere au style simple.

On ne vient au style sublime que progressivement, graduellement. Un orateur qui démarrerait son intervention dans un style « sublime » serait en réalité grandiloquent, et non éloquent. Il faut commencer en douceur, de façon simple, prendre délicatement en main le public, pour l’amener à un style plus vivant (modéré), et enfin basculer complètement dans le pathos, l’émotionnel, le sublime.

Attention également à la cause pour laquelle on plaide. Cicéron prévient : « Rien n’est plus inconvenant que de plaider avec grandiloquence une affaire de gouttière devant un seul juge, et d’évoquer avec réserve et simplicité la grandeur du peuple romain ! » et il n’a pas de mots assez durs pour disqualifier l’orateur qui serait « exclusivement orienté vers le sublime » :

« …S’il n’a pas tempéré sa faconde par les deux autres styles, il mérite le plus grand mépris. L’orateur du style simple passe pour un sage par la finesse et la pertinence de ses propos de vieux routier ; celui du style moyen est agréable ; mais l’orateur sublime, s’il ne connaît pas d’autres tons, passe presque pour un fou. Celui qui se met à embraser les esprits sans y avoir préparer l’auditoire, qui ne peut rien dire tranquillement, posément, qui ne sait distribuer, définir, nuancer, plaisanter – à plus forte raison quand certaines causes l’exigent, totalement ou partiellement – fait l’effet d’un aliéné parmi des gens sensés, d’un frénétique pris de vin parmi des gens à jeun. »

Pourtant, en matière d’éloquence, semble s’être répandu le préjugé qui consiste à tenir pour « grand orateur » celui qui s’agite et donne de la voix. La Bruyère fit remarquer dans ses Caractères : « Le peuple appelle éloquence la facilité que quelques-uns ont de parler seuls et longtemps, jointe à l’emportement du geste, à l’éclat de la voix et à la force des poumons. » Autrement dit, le peuple se fait duper par quelques effets de manches ; non pas qu’il se laisse aisément convaincre, mais prêtera à tel tribun des qualités oratoires et d’esprit qu’il n’a pas.

La frontière est mince entre éloquence et grandiloquence, comme on peut le voir par exemple avec un orateur de la trempe de Mélenchon : particulièrement brillant et éloquent la plupart du temps, il bascule parfois malgré tout dans une forme de grandiloquence, c’est le risque de tout grand orateur. Mais attention, les tribuns et politiciens chez qui l’on veut reconnaître un « style » sont souvent ceux qui en ont le moins… Exemple typique d’orateur « à style » : Villepin. L’orateur n’est pas un acteur de théâtre, et tout surjeu doit être démasqué. Un style trop léché, trop travaillé, trop cultivé, masque finalement l’absence de style véritable, autrement dit d’individualité, ou de caractère… (voir l’article 8 principes pour rester authentique lors d’une prise de parole en public)

Dans l’idéal, les trois styles de discours définis par Cicéron doivent être utilisés successivement. Mais, même si la cause justifie de verser dans le pathétique, il n’est pas toujours possible de parvenir jusqu’à ce stade – le stade du style modéré étant parfois lui-même difficile à atteindre. Cela dépend des prédispositions de l’auditoire (pathos), de la sincérité ou de l’authenticité dans l’émotion que celui-ci perçoit chez l’orateur (son ethos), mais aussi du timing : a-t-on ou non le temps de progresser chronologiquement jusqu’à ce stade dans le discours ?

Cela dépend aussi de l’orateur en lui-même, de ses capacités – comme nous l’avons vu avec Démosthène par exemple, qui excellait dans le style simple mais qui était cependant physiquement, physiologiquement, au niveau de son souffle et sa voix, limité à ce style et ne pouvait que très difficilement gronder ou élever le ton pour verser dans le sublime. Cicéron précise :

« Certains orateurs sont loquaces et déversent un flot de paroles ; l’éloquence, pour eux, est une question de volubilité. D’autres aiment les silences qui viennent ponctuer le discours, les pauses et les respirations. Quelle différence ! Et pourtant, ces deux styles ont chacun leur perfection. D’autres encore cultivent la douceur et l’uniformité, un style pur et limpide, en quelque sorte, tandis que certains recherchent des termes durs, sévères, et leur discours n’est pas exempt d’une sorte de tristesse. La distinction que nous avons opérée plus haut entre les discours simple, sublime et tempéré s’applique aussi aux orateurs : ils se répartissent en trois genres, de la même manière qu’il y a trois genres de style. »

Il reconnaît que « certains orateurs ont brillé dans l’un d’eux, mais très peu dans les trois à la fois », et tout en considérant Démosthène comme un modèle d’éloquence, il observe qu’il ne s’en tient qu’au style simple – malgré tout préférable à celui qui ne s’en tiendrait qu’au style sublime…

Pour Cicéron, l’orateur idéal est donc celui qui se révèle capable d’adopter chacun de ces trois styles, et qui a suffisamment d’à-propos pour savoir quand tel ou tel style est approprié, à la fois à quelle étape du discours et selon quelle cause défendue, quel message porté. C’est « celui qui sait employer le style simple pour disserter sur les sujets insignifiants, le sublime pour aborder les grands problèmes, et le tempéré pour traiter des questions moins élevées. » Retenons de même ce véritable mot d’ordre du bon communicant :

« L’homme éloquent que nous cherchons sera donc capable de prouver, de plaire et d’émouvoir, dans un plaidoyer comme dans un discours politique. Prouver est une nécessité, plaire une douceur et émouvoir une victoire. S’il émeut l’auditoire, sa cause est gagnée. A ces trois taches correspondent trois genres de styles : le simple pour prouver, le tempéré pour plaire et le véhément (ou sublime) pour émouvoir. C’est dans ce dernier genre que l’on trouve concentrée toute la puissance de l’orateur. »

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Aristote, premier grand théoricien de la rhétorique

Contemporain de Démosthène : Aristote. Comme nous l’avons vu avec le manuel de Corax, la rhétorique est véritablement née dans le champ judiciaire. Avec le développement des institutions démocratiques de la Grèce antique, elle entre rapidement dans la vie politique. Environ un siècle après Corax, Aristote consacre pleinement l’extension des champs d’application de la rhétorique.

Les trois genres de discours

Selon lui, le discours judiciaire n’est qu’un genre parmi d’autres, parmi trois genres avec le démonstratif et le délibératif :

– Le genre judiciaire, comme évoqué, a ceci de particulier qu’il prend forme dans le cadre d’un procès. Il s’agit alors non de convaincre la partie adverse, mais un tiers, le juge ou les jurés. Selon la partie que l’on représente ou que l’on constitue, il faut se défendre, ou accuser. Il s’agit de déterminer si l’accusé est bien responsable ou non du fait qui lui est reproché et, selon, lui attribuer ou non une certaine peine.

– Le genre démonstratif (aussi appelé épidictique, « qui sert à montrer ») a pour objet la louange ou le blâme. Par exemple, un éloge funèbre.

– Le genre délibératif est propre au débat démocratique. La délibération porte sur l’avenir, elle a pour enjeu une prise de décision sur la base d’un accord établi entre les protagonistes.

A retenir : le GENRE JUDICIAIRE prend forme dans le cadre d’un procès. Décide de ce qui est juste et injuste. Sa finalité est de Défendre / ou Accuser. Le GENRE DEMONSTRATIF vante les qualités et mérites d’une personne. Se rapporte au beau et au laid. Il a pour finalité de Louer / Blâmer. Le GENRE DELIBERATIF, quant à lui, vise un accord, en vue de prendre une décision. Envisage ce qui est utile. Sa finalité est de Conseiller / Déconseiller.

La relation ethos / pathos / logos

Comme le souligne Meyer dans son Histoire de la rhétorique, la distinction de ces trois genres de discours renvoie à la systématicité qui caractérise la Rhétorique d’Aristote. Dès l’introduction de la Rhétorique, Aristote critique les « technologues », ceux qui comme Corax se contentent de fournir, de lister, d’égrener de vulgaires techniques de discours. Son étude de la rhétorique ne se limite pas simplement à fournir quelques « recettes » pour s’attirer la faveur d’un juge, mais cherche à dégager les principes généraux de la persuasion. A ce titre, Aristote peut être considéré comme le premier grand théoricien de la rhétorique.

Son apport majeur tient dans sa façon d’intégrer et de combiner tous les éléments fondamentaux de toute sorte de discours. Ainsi qu’il l’établit, « Il y a trois éléments inhérents à tout discours : l’orateur, ce dont il parle, et l’auditoire » renvoyant respectivement à l’ethos, au logos et au pathos, auxquels se superposent à leur tour le genre judiciaire, le genre démonstratif (ou épidictique), et le genre délibératif :

– Le logos doit être le cœur de tout discours, c’est sa dimension logique rationnelle apte à convaincre (et non seulement à persuader, nous verrons la nuance plus tard). C’est la pensée qu’il s’agit de communiquer à proprement parler, sa vérité, sa véracité, ou la validité de l’argumentation qui y conduit.

– L’ethos désigne le caractère de l’orateur, les qualités morales qu’il révèle à travers son discours, son attitude, sa façon d’être… A la différence du logos qui correspond au message profond d’un acte de communication, l’ethos est l’image – réelle ou non – construite par cet acte.

– Le pathos relève des dispositions et caractéristiques de l’auditoire qu’il s’agit de toucher, de séduire ou d’impressionner. Ce sont les émotions que l’orateur peut chercher à réveiller ou avec lesquelles il doit jouer, l’empathie qu’il doit avoir avec ses auditeurs.

Nous pourrions ajouter le topos, entendu ici comme le lieu de réunion de l’ethos et du pathos permettant l’expression du logos. Le lieu, ou plus largement le « contexte » de diffusion d’un message, participe lui aussi du message à la fois en le redéfinissant tout en étant redéfini par lui. En rhétorique, le terme de topos a déjà une signification, et désignait dans la Grèce antique tout arsenal de stratagèmes et d’arguments dans lequel pouvait puiser un orateur. Par extension, le terme s’est mis à désigner tous les ressort typiques de la littérature, les thèmes, les situations, les ficelles fréquemment utilisés par les auteurs, scénaristes et autres conteurs. Cependant, le terme original traduit « lieu » ou « endroit » en grec, et c’est dans ce sens que nous voudrions l’utiliser, au risque d’une certaine confusion pour les lecteurs déjà sensibilisés à l’étude des topoï littéraires.

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Corax et le premier manuel de rhétorique

A l’origine, la rhétorique désigne « l’art de bien parler ». Le terme vient du grec ancien rhêtorikos, qui signifie « oratoire », c’est-à-dire qui est propre à la technique du discours.

Le premier ouvrage de rhétorique date du Ve siècle avant J.C. : il s’agissait d’un manuel rédigé par Corax en -460 à destination des personnes devant intervenir devant les tribunaux. A cette époque, les citoyens se défendaient le plus souvent seuls face à un jury – les interventions d’avocats ne se généralisant à Rome que dans les derniers siècles de la République.

C’est en effet dans le cadre d’un procès que l’art de bien parler prend tout son sens : se défendre, ou accuser, c’est-à-dire trouver les bons arguments et la bonne façon de les présenter pour influencer et convaincre les jurés. L’efficacité d’une parole se mesure alors en fonction de sa capacité à persuader, ce qui conduit Corax à définir la rhétorique comme « ouvrière de la persuasion »

Corax fut l’un des premiers sophistes – l’un de tout premiers professeurs d’éloquence de l’époque, alors grassement rémunérés pour leurs enseignements, généralement sollicités comme précepteurs. Il eut pour élève Tisias de Syracuse. Mais ce dernier, si bien formé à la rhétorique par son maître, trouva le moyen de ne pas payer pour l’enseignement qu’il reçu. Ainsi, Tisias aurait déclaré à Corax : « Soit je suis un bon rhéteur et je peux donc te persuader que je ne te dois rien ; soit je ne le puis, c’est que je suis un mauvais rhéteur et cela implique que tu m’as mal formé, donc je ne te dois rien non plus ! »

Cette anecdote relève davantage de la légende, car l’existence de Tisias n’est pas attestée – ni même celle de Corax, le débat anime encore quelques historiens et hellénistes. Mais ce qu’elle nous montre, c’est une certaine façon de percevoir de la rhétorique, qui permettrait de soutenir tout et son contraire. Une discipline qui pulvériserait le souci de la vérité par le plaisir de la jonglerie verbale, dans le seul intérêt de celui qui sait la manier.

Dans un sens, c’est la prédominance de l’esprit sur le corps. Le rhéteur l’emporte sur le bagarreur. Preuve que les bons orateurs terrassent les meilleurs lutteurs ? On demandait qui était le plus fort à la lutte, de Périclès ou Thucydide. Ce dernier aurait répondu : « Quand je lutte avec Périclès et que je le jette à terre, il conteste en prétendant qu’il n’est pas tombé, et il remporte la victoire, car il fait changer d’avis même ceux qui l’ont vu tomber ! » Le débat est un combat ; parfois c’est le combat qui est un débat… La parole persuasive est décidément la plus puissante des armes.

Encore une fois, il semble se dessiner l’idée d’une rhétorique qui permettrait de soutenir n’importe quelle idée, de donner le cachet de la vérité même aux propos contredits par les faits… Le rhéteur ferait-il primer l’esprit sur le corps, étant lui-même d’une faible constitution physique, peu entraîné au véritable combat à mains nues ? Craintif à l’idée de se faire mal, la ruse serait-elle inversement proportionnel à sa couardise ? Ce serait se tromper sur la véritable spécificité de la rhétorique telle qu’elle se concevait dans la Grèce antique, à savoir comme un art dynamique, une authentique pratique, physique et corporelle… Lire : Comment Démosthène est devenu le plus grand orateur de son temps


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L’art de la parole ou la gourmandise des mots…

La parole a quelque chose de mystérieux. Nous l’entendons mais nous ne la voyons pas. Elle peut nous heurter mais nous ne pouvons jamais la saisir. Évanescente, elle semble disparaître aussitôt qu’elle est prononcée. Elle résonne dans toute une pièce, emplit en un instant tout l’espace mais se retire de façon tout aussi fugace…

La parole est partout et nulle part à la fois. Elle est invisible, immatérielle, insaisissable. Et pourtant, pas de parole sans orateur. Pas de parole sans individu pour la porter, en chair et en os.

Le fait de parler met en jeu le corps tout entier. Celui-ci façonne notre voix, ce « bruit » qui vient de nous et dont nous sommes la caisse de résonance.

Ce bruit qu’est la voix fait l’objet d’un traitement particulier : la diction. Il s’agit du jeu savant de la bouche, des lèvres, de la langue et de la mâchoire, de leurs mouvements subtils et de leurs combinaisons avec le souffle et la respiration.

La parole a donc une dimension physique, physiologique.

Il faut l’envisager comme une pratique à part entière. Comme son nom l’indique, l’art oratoire est bien un art : il repose sur une technique et nécessite une aptitude physique – corporelle – particulière.

Lire aussi cet article : L’art oratoire doit être un art du corps et de l’esprit

Hélas, cette dimension physiologique de la parole ne fait pas vraiment l’objet d’un apprentissage chez l’enfant, ni d’une formation chez l’adulte. Ce n’est donc pas surprenant de voir que la plupart des gens éprouvent des difficultés à s’exprimer dès lors que la situation est inhabituelle ou stressante : par exemple quand il faut parler fort et longtemps, intervenir en public, se présenter devant un jury, utiliser un micro, répondre aux questions d’un journaliste, etc.

La voix se met alors à trembler, à bafouiller, pas seulement parce que nous avons le trac mais parce que notre articulation se relâche. La bouche se crispe ou se ramollit et certains mots sont « mâchés », avalés, mal prononcés…

A l’oral, les erreurs d’articulation ont un effet souvent bien pire que de grosses fautes de grammaire. (Certaines fautes sont d’ailleurs si fréquentes dans le langage courant qu’elles ne se remarquent même plus, même dans les discours officiels. Tandis qu’un bafouillage, un bégaiement ou le fait de trébucher sur un mot est aussitôt perçu et interprété comme un manque d’assurance, de sincérité ou de clarté dans les idées.)

En ce sens, la dimension physiologique de la parole représente une difficulté majeure de l’art oratoire. Mais, pour cette même raison, elle peut aussi devenir la source d’un vrai plaisir

Un peu comme dans le sport. Quand on débute une nouvelle activité physique qui met en jeu des muscles que nous n’avons pas l’habitude de faire travailler, cela est difficile et parfois même douloureux. On ne comprend pas immédiatement ce qui se passe en nous, et il faut un minimum de pratique et d’entrainement pour sentir les bons mouvements à exécuter. Mais une fois entraîné, on y trouve une grande satisfaction, on finit même par avoir besoin de faire son sport régulièrement, quasi-quotidiennement !

De même, quand on commence à comprendre ce qui se passe vraiment dans sa propre bouche, dans l’acte de parler, quand on contrôle ses muscles buccaux pour prononcer les mots comme il faut, quand on se met véritablement à jouer avec sa langue, ses lèvres, sa mâchoire ou même son souffle, alors parler devient un plaisir – le plaisir de maîtriser la technique pour produire des sons plus purs, plus propres, plus beaux.

Et les mots deviennent des sortes de friandises qui mettent notre bouche en émoi, en créant des sensations nouvelles sur notre langue et nos lèvres. On se met à prononcer certaines phrases comme on fait rouler un bonbon sur le palais.

Il y a, au fond, quelque chose de gourmand dans le fait de parler…

Parler pourrait presque se ranger aux côtés des autres plaisirs de la bouche. La prononciation s’apparenterait à une forme de mastication, et rendre plus nette sa diction serait comme savourer un met raffiné.

A la manière d’un oenologue se délectant de toutes les nuances d’un grand cru, l’orateur doit apprendre à goûter ses propres mots et phrases, user de toutes les parties de sa langue et de son palais, sentir les vibrations de chaque syllabe, les détacher ou faire les liaisons, contrôler la résonance de sa voix et ses modulations, et déguster les sons ainsi produits.

L’orateur doit devenir « gourmand » de la parole. Il lui faut nourrir un appétit pour les discours et aimer parler autant qu’on peut aimer certains plaisirs charnels…

Pas étonnant que nombre de bons orateurs furent également de bons vivants, s’adonnant à l’art oratoire autant qu’ils appréciaient les arts de la table ! D’ailleurs, les repas ou banquets sont souvent des moments privilégiés pour le débat, la discussion et le libre échange d’idées dans la cordialité.

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