Regardez ce petit film d’un mendiant aveugle… Émouvant, n’est-ce pas ? Il met en scène une anecdote rapportée par le publiciste O’Gilvy :
« Sur le pont de Brooklyn, un matin de printemps, un aveugle mendie. Sur ses genoux, une pancarte : ‘aveugle de naissance’. Devant lui la foule passe, indifférente. S’arrête un inconnu. Il prend la pancarte, la retourne, y griffonne quelques mots et s’en va. Aussitôt, miracle. Chacun tourne la tête et beaucoup, attendris, s’arrêtent et jettent une pièce dans la sébile. Quelques mots avaient suffi. Ils disaient tout simplement : ‘C’est le printemps, je ne le vois pas ‘. »
O’Gilvy utilise cette histoire pour montrer que « motiver, c’est une certaine manière de dire la vérité qui touche les individus. »
Les différentes façons de formuler un même message peuvent avoir des impacts très divers. C’est tout le pouvoir des mots. Trouvez la bonne façon de demander ce que vous voulez, et vous l’obtiendrez : voilà en substance le principe de la communication d’influence…
L’analyse classique « émetteur-récepteur »
L’histoire de l’aveugle sur le pont de Brooklyn a probablement été inventée de toute pièce par son auteur dans le seul but d’appuyer son propos. C’est en tout cas l’une des critiques que lui adresse Alex Mucchielli dans son ouvrage L’art d’influencer *. Mais les reproches de Mucchielli portent surtout sur les présupposés du modèle explicatif d’O’Gilvy. Quasiment toutes les analyses classiques de cas d’influence de ce genre reposent implicitement sur un même modèle : la théorie de « l’émetteur-récepteur ». Or, selon Mucchielli, ce modèle ne permet pas de rendre compte du véritable mécanisme à l’oeuvre dans la communication d’influence.
Pour comprendre comment fonctionne la communication d’influence, il faut comprendre pourquoi, dans un premier temps, les passants ne donnent rien au mendiant, puis, une fois les mots de la pancarte changés, ces mêmes passants se précipitent pour lui jeter quelques pièces.
L’analyse classique explique l’influence par une sorte de manipulation des états affectifs de l’individu récepteur d’un message (ici chaque passant – l’émetteur étant l’aveugle et sa pancarte). Pour influencer, il faudrait d’abord mettre le « récepteur » de la communication dans un certain état, état qui est donc obtenu en manipulant ses émotions. Dans le cas de l’aveugle, son message initial ne touche pas les passants, tandis que le nouveau message active leur compassion. Encore faut-il que cette émotion soit la bonne pour provoquer l’effet attendu…
Cette analyse repose sur plusieurs postulats, à savoir :
- Le contenu d’un message a un effet ;
- En changeant les messages on change les effets ;
- L’effet sur la conduite humaine est une affaire de contenu de message ;
- Le contenu agit sur une disposition interne au psychisme (motivation, besoin, désir…) ;
- Le message doit toucher cette disposition interne qui va déclencher une action ;
- C’est donc le dispositif psychique interne sollicité qui déclenche finalement l’action.
Mais pour Mucchielli, cette explication n’explique rien ! C’est une explication « après coup » qui est obligée de postuler l’existence, dans le cas de l’aveugle, d’une « motivation de compassion » chez les passants. L’analyse classique ne permet pas non plus d’expliquer pourquoi, si une telle motivation est touchée, elle provoque chez les passants l’action de donner de l’argent (pourquoi ne déclencherait-elle pas des soupirs, des pleurs, ou de simples paroles réconfortantes ?). Face à la théorie dépassée de l’émetteur-récepteur, Mucchielli propose donc un nouveau modèle :
L’approche situationnelle
Pour Mucchielli, si une action est réalisée, c’est parce qu’elle a du sens pour celui qui la fait. Les passants ne donnent rien à l’aveugle dans le premier cas car leur action n’a a priori pas de signification positive. Pourquoi donc ? Car dans cette première situation, la mendicité est banalisée. Elle apparaît même comme une gêne : le mendiant, en mettant en avant son handicap (de naissance), amène les passants à culpabiliser alors qu’ils ne peuvent a priori rien changer à son sort (ce n’est pas en lui donnant une pièce ou deux qu’il retrouvera la vue…). Le message de sa pancarte le positionne donc à distance des personnes qu’il essaye de toucher, son but est manqué.
En modifiant les mots de la pancarte : « C’est le printemps, je ne le vois pas », le mendiant est alors positionné autrement. Ce n’est d’ailleurs plus un « mendiant », mais un homme face à d’autres hommes. Il ne mendie plus en tant qu’aveugle de naissance, mais comme membre à part entière de la communauté humaine portée par un sentiment d’allégresse face à l’arrivée du printemps en cette douce matinée. Si ce n’est la mention de son infirmité qui le met partiellement en marge… tout en signifiant par là même son grand courage.
Tandis que dans le premier cas, les passants se disaient que le mendiant « ne pouvait de toute façon pas » profiter du printemps, dans le second cas, il « pourrait en être ». Ainsi les mots sur la pancarte ont redéfini la situation. De nouveaux éléments significatifs, porteurs de sens, sont apparus. Ce n’est pas tant l’émotion des passants qui est modifiée, que la situation ou contexte d’interprétation d’un certain message en fonction de certaines normes sociales.
La communication n’est donc pas uniquement une affaire de transmission de message. Elle doit être envisagée comme la modification de certains contextes composant une situation.
La conception d’une stratégie de communication qui serait implicitement basée sur le modèle « émetteur-récepteur » risquerait de manquer son véritable objectif. Le travail ne doit pas seulement porter sur les mots ou le message, mais prendre en compte le contexte d’interprétation de ce message (et notamment tous les éléments cachés comme les normes culturelles, les habitudes individuelles et sociales, etc.). C’est ce à quoi nous invite l’approche situationnelle. Mucchielli en résume ainsi les 5 grandes règles :
- Faire une communication indirecte : le message ne doit pas être rationalisé ou « intellectualisé », il doit parler à l’imaginaire et amener les personnes visées à en tirer les conclusions par elles-mêmes ;
- Travailler le positionnement : pour être entendu, il est préférable d’établir une relation positive avec son interlocuteur, souvent en laissant à celui-ci le sentiment d’être dans la position dominante ;
- Faire intervenir de nouvelles normes dans la situation : ce qui suppose dans un premier temps de repérer les normes présentes et activées, sans chercher à les attaquer ;
- Modifier les perceptions négatives des enjeux : c’est-à-dire, par le positionnement et l’introduction de nouvelles normes, leur donner une signification positive ;
- Raisonner à partir de la situation de l’interlocuteur à influencer : il faut non seulement parler son langage (ce qui revient à tenir compte de ses enjeux), mais également partager son point de vue (lui parler comme si nous étions dans son monde et qu’on lui révélait par petites touches certains éléments de ce monde qu’il n’avait pas vu).
Une bonne communication d’influence s’effectue tout en finesse, de façon non directive, non en expliquant ou en montrant à la personne visée ce qu’elle doit faire, mais en lui suggérant des éléments nouveaux, en la laissant les découvrir et décider d’agir autrement…
* Alex Mucchielli, L’art d’influencer et Communication & Influence, Approche situationnelle