La parole a quelque chose de mystérieux. Nous l’entendons mais nous ne la voyons pas. Elle peut nous heurter mais nous ne pouvons jamais la saisir. Évanescente, elle semble disparaître aussitôt qu’elle est prononcée. Elle résonne dans toute une pièce, emplit en un instant tout l’espace mais se retire de façon tout aussi fugace…
La parole est partout et nulle part à la fois. Elle est invisible, immatérielle, insaisissable. Et pourtant, pas de parole sans orateur. Pas de parole sans individu pour la porter, en chair et en os.
Le fait de parler met en jeu le corps tout entier. Celui-ci façonne notre voix, ce « bruit » qui vient de nous et dont nous sommes la caisse de résonance.
Ce bruit qu’est la voix fait l’objet d’un traitement particulier : la diction. Il s’agit du jeu savant de la bouche, des lèvres, de la langue et de la mâchoire, de leurs mouvements subtils et de leurs combinaisons avec le souffle et la respiration.
La parole a donc une dimension physique, physiologique.
Il faut l’envisager comme une pratique à part entière. Comme son nom l’indique, l’art oratoire est bien un art : il repose sur une technique et nécessite une aptitude physique – corporelle – particulière.
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Hélas, cette dimension physiologique de la parole ne fait pas vraiment l’objet d’un apprentissage chez l’enfant, ni d’une formation chez l’adulte. Ce n’est donc pas surprenant de voir que la plupart des gens éprouvent des difficultés à s’exprimer dès lors que la situation est inhabituelle ou stressante : par exemple quand il faut parler fort et longtemps, intervenir en public, se présenter devant un jury, utiliser un micro, répondre aux questions d’un journaliste, etc.
La voix se met alors à trembler, à bafouiller, pas seulement parce que nous avons le trac mais parce que notre articulation se relâche. La bouche se crispe ou se ramollit et certains mots sont « mâchés », avalés, mal prononcés…
A l’oral, les erreurs d’articulation ont un effet souvent bien pire que de grosses fautes de grammaire. (Certaines fautes sont d’ailleurs si fréquentes dans le langage courant qu’elles ne se remarquent même plus, même dans les discours officiels. Tandis qu’un bafouillage, un bégaiement ou le fait de trébucher sur un mot est aussitôt perçu et interprété comme un manque d’assurance, de sincérité ou de clarté dans les idées.)
En ce sens, la dimension physiologique de la parole représente une difficulté majeure de l’art oratoire. Mais, pour cette même raison, elle peut aussi devenir la source d’un vrai plaisir…
Un peu comme dans le sport. Quand on débute une nouvelle activité physique qui met en jeu des muscles que nous n’avons pas l’habitude de faire travailler, cela est difficile et parfois même douloureux. On ne comprend pas immédiatement ce qui se passe en nous, et il faut un minimum de pratique et d’entrainement pour sentir les bons mouvements à exécuter. Mais une fois entraîné, on y trouve une grande satisfaction, on finit même par avoir besoin de faire son sport régulièrement, quasi-quotidiennement !
De même, quand on commence à comprendre ce qui se passe vraiment dans sa propre bouche, dans l’acte de parler, quand on contrôle ses muscles buccaux pour prononcer les mots comme il faut, quand on se met véritablement à jouer avec sa langue, ses lèvres, sa mâchoire ou même son souffle, alors parler devient un plaisir – le plaisir de maîtriser la technique pour produire des sons plus purs, plus propres, plus beaux.
Et les mots deviennent des sortes de friandises qui mettent notre bouche en émoi, en créant des sensations nouvelles sur notre langue et nos lèvres. On se met à prononcer certaines phrases comme on fait rouler un bonbon sur le palais.
Il y a, au fond, quelque chose de gourmand dans le fait de parler…
Parler pourrait presque se ranger aux côtés des autres plaisirs de la bouche. La prononciation s’apparenterait à une forme de mastication, et rendre plus nette sa diction serait comme savourer un met raffiné.
A la manière d’un oenologue se délectant de toutes les nuances d’un grand cru, l’orateur doit apprendre à goûter ses propres mots et phrases, user de toutes les parties de sa langue et de son palais, sentir les vibrations de chaque syllabe, les détacher ou faire les liaisons, contrôler la résonance de sa voix et ses modulations, et déguster les sons ainsi produits.
L’orateur doit devenir « gourmand » de la parole. Il lui faut nourrir un appétit pour les discours et aimer parler autant qu’on peut aimer certains plaisirs charnels…
Pas étonnant que nombre de bons orateurs furent également de bons vivants, s’adonnant à l’art oratoire autant qu’ils appréciaient les arts de la table ! D’ailleurs, les repas ou banquets sont souvent des moments privilégiés pour le débat, la discussion et le libre échange d’idées dans la cordialité.