Depuis tout petit on nous dit de nous taire, de laisser parler les « grands »… Ce n’est pas exactement le silence qui est érigé en vertu, mais la retenue dans la parole. Être trop bruyant, trop parler lors d’un diner avec les parents, cela pouvait nous valoir une correction.
A l’école, c’était pire : les professeurs qui ne savaient pas nous captiver, trop souvent à cause de leur propre manque d’intérêt, s’excitaient par contre avec passion pour nous faire cesser de bavarder. Ils semblaient craintifs face aux levées de mains pour les questions, et dénigraient les plus embarrassantes, ce qui n’incitait pas à la participation.
Alors l’immense majorité finit par redouter de s’exprimer, ou de poser trop de questions. Peu sollicités à l’oral, exclusivement évalués à l’écrit, les élèves Français deviennent timides et redoutent de prendre la parole en public. Et ce stress est entretenu tout au long de la vie par les futurs supérieurs hiérarchiques et autres représentants de l’autorité, à la suite des maîtres et maîtresses d’école…
Les Français aiment à présenter leur pays comme celui de la révolution ; les étrangers sont d’autant plus stupéfaits d’en découvrir la situation de sclérose et le malaise social qui s’y impose. L’auteur anglophone Peter Gumbel, grand reporter à Time Magazine, a attaqué le système éducatif français dans un essai corrosif : On achève bien les écoliers…
Depuis qu’il s’est installé à Paris en 2002, il s’est en effet heurté aux méfaits de l’Éducation nationale à travers la scolarisation de ses filles : il a remarqué chez elles une augmentation du stress, un manque de motivation, et des limitations dans les prises d’initiatives ou leur libre expression. Et, s’appuyant sur nombre d’enquêtes et de statistiques, il découvre que ce problème concerne en réalité tous les écoliers.
Il dénonce une approche éducative basée sur l’humiliation, la pression des notes, et le faible engouement des profs.
Lorsque Peter Gumbel devient lui-même enseignant, pénétrant ainsi l’envers du décors, il en découvre les ravages à tous les niveaux, même chez les étudiants jugés les plus brillants. Se confiant au Journal du Dimanche, il raconte : « J’ai commencé à enseigner, notamment à Sciences-Po, l’élite. J’ai été surpris par le fait que les étudiants français avaient un mal fou à participer, à prendre la parole. Depuis la petite école, le système rend les élèves français réticents à la participation. Ils n’ont pas confiance en eux. »
A partir d’un constat similaire, Stéphane André rapporte une anecdote significative dans son ouvrage Le secret des orateurs…
Régulièrement sollicité pour donner des conférences sur l’art oratoire, il lui arrive lors de celles-ci d’inviter une personne du public à prendre sa place et à s’exprimer face aux autres le temps de quelques minutes. Néanmoins, habitué à un public français, il peine généralement à trouver un volontaire. Quasiment personne ne semble vouloir parler en public ; personne n’est prêt à s’exposer ainsi. Or, il eut un jour l’occasion de donner une conférence à un public fort différent, essentiellement composé de Nigérians…
…L’évènement se tenait dans l’amphithéâtre d’une grande école de commerce et s’adressait à de futurs cadres originaires d’Afrique. Au cours de son intervention, Stéphane André proposa à qui voulait parmi l’assemblée de venir le rejoindre au niveau du pupitre, et prit pour cela toutes les précautions d’usage – de politesse et de propos rassurants – afin de ne pas rebuter l’éventuel candidat. Quelle ne fût pas sa surprise de voir alors l’ensemble de l’amphi se lever en bloc, avide de se livrer à ce genre d’exercice !
Il explique ce moment : « Je compris tout d’un coup que ces gens-là ne ressentaient pas une once de trac à l’idée de parler en public, fût-ce devant cent personnes. Ces gens-là étaient des Africains. Ils s’avançaient joyeusement vers la tribune, lieu de tous les périls pour l’orateur européen. On ne leur avait jamais inculqué l’idée du danger qu’il pouvait y avoir à parler en public. Ils n’avaient pas été élevés comme les petits Français. »
Et ajoute un peu plus loin : « Tant que le milieu scolaire n’aura pas décidé de se pencher sérieusement sur le problème de la formation de nos orateurs, la culture française de l’oral restera ce qu’elle est »… Stéphane André déduit de cette expérience que le trac n’est pas naturel, et dépend en réalité d’un apprentissage culturel.
Le trac est cependant ancré en nous à un tel point qu’il devient comme une seconde nature. C’est un trait possible de ce que le sociologue Pierre Bourdieu désignait par habitus, c’est-à-dire quand un conditionnement culturel finit par se confondre avec une prédisposition naturelle.
L’habitus des Français serait de ne pas savoir parler sans trembler… Et ce qui pourrait expliquer ce phénomène, dans notre culture et tout particulièrement dans l’univers scolaire et universitaire, est la prédominance de l’écrit sur l’oral…