J’adore les bandes dessinées. Dans ma bibliothèque, coincées entre d’austères traités de philosophie et de poussiéreux manuels de sciences politiques, elles m’apparaissent comme de véritables friandises livresques, que je consomme avec gloutonnerie…
En voici une que j’ai redécouverte récemment en parcourant mes rayons : Oncle Gabby – « Sock Monkey ».
Par son style graphique et son univers fantastique, entre le Magicien d’Oz et Le Pays des Merveilles, Oncle gabby ressemble à un conte pour enfant. Mais il n’en est rien. On plonge immédiatement dans ce monde magique, séduit par la poésie du texte et des dessins, saisi par les dialogues surréalistes plein de non-sens et de questions faussement naïves.
Oncle Gabby, le personnage éponyme de ce drôle de petit ouvrage, est une sorte de singe en peluche confectionné à partir d’une vieille chaussette. Magie de la bande dessinée, comme dans les dessins animés où tout peut arriver, le « Sock Monkey » prend vie d’une case à l’autre – ainsi que ses compagnons, d’autres curieux jouets rafistolés de bric et de broc.
Oncle Gabby alias Sock Monkey est aussi appelé L’A-Nommeur. Celui qui « a-nomme »…
Que signifie cette étrange expression ?
« A-nommer » une chose, c’est faire disparaître du langage le mot qui la désigne et, de là, s’obliger à la décrire d’une façon inhabituelle. L’un des personnages explique : « En ôtant les noms des objets les plus communs, [Oncle Gabby] les renvoie à leur originel et Ô combien magnifique état. Il est plus que tout impliqué dans la restauration de la beauté du monde. »
Oncle Gabby est conduit en calèche par ce même personnage et un autre acolyte. Au cours de leur voyage, tandis que la nuit tombe et qu’ils traversent une vaste plaine sous un faible clair de lune, ses deux compagnons d’infortune lui demande d’a-nommer quelque chose. Oncle Gabby s’éxécute aussitôt :
« Voyez-vous la lune par là-bas ? Bien que « lune » soit un nom charmant, je le retire à présent ! Maintenant, il nous reste un fin disque brillant qui embrasse les nuages nocturnes… « Nuages » que j’a-nomme également, les changeant en paradisiaques volutes de tulle… »
Changer le nom des choses change la façon dont nous les percevons. Désigner de manière poétique chaque élément du quotidien revient à ré-enchanter celui-ci, à redonner un peu de magie à tout ce qui nous semble désormais banal et sans vie.
Une simple route peut devenir « une longue et ondoyante bande de terre »… La fumée d’une cheminée devient « un serpent gris flottant dans les airs »… Les vagues de l’océan deviennent « des montagnes d’eau et de lumière »… Les livres et les BDs de ma bibliothèque deviennent « des briques de papier » avec lesquelles bâtir les murs du grand temple humaniste de la connaissance…
Pour Guillaume Apollinaire, dans son célèbre poème Zone, le soleil est un « cou coupé » (comme celui d’un géant décapité, et renversé dans le ciel, qui ferait ainsi apparaître un disque rougeoyant en guise de coucher de soleil…).
Tout autant d’images ou d’abstractions pleines de grâce et de beauté, parfois drôles ou dérangeantes, toujours surprenantes…
Et vous, comment percevez-vous ce qui vous entoure ?
Entraînez-vous à a-nommer les objets que vous connaissez. Où que vous soyez, chez vous ou à l’extérieur, prenez l’habitude de désigner différentes choses, même les plus communes, d’une façon inédite et poétique.
Faites-en un jeu, un défi quand vous êtes à deux ! Avec un ami, pointez quelque chose au hasard, et cherchez à l’a-nommer, le premier qui trouve une formule intéressante a gagné. Puis l’un de vous a-nomme quelque chose, et l’autre doit trouver de quoi il s’agit…
Pouvez-vous a-nommer… un oreiller ?
…une lampe de chevet ?
…une fourchette ?
…un arbuste ?