Que se passe-t-il dans le contexte d’un groupe de discussion, ou d’un débat à plusieurs ? Comment exercer au mieux sa capacité d’influence pour diffuser des idées politiques, ou une vision idéologique ?
La psychologue Geneviève Paicheler avait d’une certaine façon déjà dépassé le modèle de l’émetteur-récepteur. L’originalité de sa démarche consiste à situer les différentes théories explicatives de l’influence dans les contextes qui ont rendu possible leur formulation. Pour elle, « la référence aux normes détermine la relation à autrui. Les comportements d’interaction sont des signes dénués de sens si on ne les préfère pas aux principes sociaux de leur organisation. »
Voici l’expérience qu’elle mit en œuvre dans les années 70 : elle interroge chaque participant sur ses opinions politiques, puis les engage dans un débat au sein d’un groupe. Parmi eux, un compère qui affirmera des positions très tranchées, tantôt « de gauche » ou « de droite » selon les groupes. Puis elles interrogent à nouveau les participants, pour voir si leurs opinions ont été modifiées, et si oui dans quelle mesure.
Le contexte de l’expérience est donc celui des années 70 et un thème majeur de l’époque est le féminisme. Paicheler détaille : « Si l’on considère les attitudes dominantes envers les femmes en ce début des années soixante dix, elles étaient très modérément en faveur d’un changement féministe. Par rapport à ces attitudes dominantes, on pouvait distinguer deux grands pôles d’attitudes minoritaires : le pôle antiféministe, réactionnaire, donc ‘anti-normé’, et le pôle féministe, représentant une position d’avant-garde, innovateur, ‘normé’, caractérisé par l’accentuation de l’évolution d’une tendance générale. »
Prêtez bien attention aux termes de « normés » et « anti-normés »… Ils ne désignent pas exactement une position politique fixe, mais sont redéfinis selon l’époque, et au sein d’un groupe donné selon la tendance majoritaire du milieu, elle-même subordonnée à la tendance sociale générale – « Ce n’est pas l’extrémisme ou l’implication en tant que tels qui constituent des pôles d’influence, mais c’est leur signification sociale qui leur confère un statut. » Le but de l’expérience est alors de comparer l’impact de l’influence exercée par les normés d’une part, et les anti-normés d’autre part, dans le cadre d’une interaction entre plusieurs participants et non en strict face-à-face.
Les questions pour cerner les positions initiales des participants sont les suivantes :
- Après une journée de travail, c’est à la femme que reviennent les tâches ménagères, ce n’est pas le rôle de l’homme.
- L’infidélité de la femme est plus grave que celle de l’homme.
- L’école doit fournir aux adolescents une information sur la contraception.
Rappelez-vous, nous sommes au début des années 70… Les participants doivent noter chaque proposition de -3 à 3 selon qu’ils sont totalement en désaccord ou en total accord, zéro indiquant une position neutre ou absence d’avis. Ces mêmes questions sont ensuite reposées aux participants à l’issu de leur discussion-débat au sein d’un groupe.
Que se passe-t-il lorsqu’un compère est présent dans le groupe ? S’il est féministe, « normé », son influence est très forte : dans 95% des cas les autres participants finissent par rallier son point de vue extrême. Dans les groupes où le compère affirme une position anti-féministe extrême, on observe au contraire des phénomènes de contre-influence. La clarté des arguments, la cohérence d’un système de pensée ou même une attitude de fermeté ne sont pas suffisantes en tant que telles. La position anti-normée aurait donc moins d’influence de par sa nature même lorsqu’elle est trop radicalement revendiquée.
Paicheler observe cependant le phénomène suivant : durant la discussion, et même s’il n’y a pas accord avec le compère, les participants normés modifient leur attitude en tempérant leur féminisme. Néanmoins, après la discussion, l’interaction aboutit au fait que chacun reste sur son quant-à-soi. Vous pouvez donc avoir le sentiment de l’emporter face à un contradicteur dans un débat, mais celui-ci ne sera pas autant convaincu. Il baissera les armes pour vous faire plaisir, mais n’en pensera pas moins. Effet nul. L’orateur brillant ou éloquent n’est pas de fait un agent influent. Le débat contradictoire n’est pas un contexte pertinent pour exercer son influence. Il faut s’échapper du débat et miser sur l’écoute, l’amicalité et une feinte docilité pour mieux guider votre interlocuteur, en remettant progressivement en cause ses positions par des questions interrogeant subtilement leurs fondations. Socrate et la maïeutique.
Notons un autre aspect significatif relevé par l’expérience : dans les groupes mixtes à compère féministe, le compère féminin exerce plus d’influence durant la discussion qu’un compère masculin, alors que ce dernier produit des changements plus stables. Si le compère est antiféministe, son influence est très différente selon qu’il est masculin ou féminin. Féminin, il polarise paradoxalement le groupe contre lui, suscite une réaction d’opposition. Masculin, il exerce une légère influence, modérant des attitudes quelque peu féministes. Son attitude réactionnaire surprend moins et rencontre moins de résistance.
Ce dernier aspect est à prendre en compte dans une bonne stratégie de communication d’influence : les émetteurs et relais d’un message peuvent influer sur celui-ci selon leur âge, leur sexe, leur religion, leur catégorie socio-professionnelle… Et bien entendu leurs précédentes déclarations dont les récepteurs auraient pu prendre connaissance. Nous touchons ici directement à l’ethos.