L’art d’avoir toujours raison est un petit ouvrage décapant du philosophe allemand Arthur Schopenhauer (L’art d’avoir toujours raison est disponible aux Éditions des mille et une nuits pour 2 euros 50 – c’est à cette édition que nous renvoyons concernant les passages cités dans l’article qui suit).
Il s’agit d’une compilation de techniques et stratagèmes utilisés pour se tirer d’un mauvais pas lors d’un débat, éviter l’embarras au cours d’une discussion, et d’une façon générale l’emporter sur ses contradicteurs dans tout type d’échange d’idées. C’est une sorte de « best of » de la mauvaise foi du philosophe. Comme l’explique Schopenhauer, prouver par A + B que l’un de ses contradicteurs a tort ne suffit pas : autant déformer les idées qu’il défendait pour provoquer véritablement leur rejet. A l’inverse, il faut parfois déformer les siennes propres pour mieux les faire accepter. Tenter à tout prix de développer une argumentation rationnelle a tôt fait d’agacer un interlocuteur ou d’ennuyer ses auditeurs. Un débat est une joute oratoire sans pitié, où l’esprit juste se révèle rarement le meilleur allié de l’idée vraie.
L’art de la guerre appliqué au débat
Schopenhauer est mort en 1860. Paru en 1864, L’art d’avoir toujours raison est donc un ouvrage posthume, constitué à partir de notes qui n’étaient pas toutes destinées à la publication. C’est en effet pour son usage personnel que le philosophe consignait les différentes techniques et astuces qui lui permettaient de surmonter la controverse et briller dans les débats. Vu leur redoutable efficacité, il pouvait certainement craindre qu’elles ne tombent entre n’importe quelles mains. Il se les réservait, comme on se réserve une botte secrète quand on part au combat. Car c’est exactement ça : pour Schopenhauer, le débat est un combat. Prenant le contre-pied de toute une tradition philosophique, qui ne pensait la discussion qu’entre honnêtes gens et envisageait tout échange d’idées comme quête commune de vérité, Schopenhauer réinterprète le dialogue comme confrontation verbale, à travers laquelle le but est d’exploiter les failles et faiblesses de ses interlocuteurs. La discussion confine au conflit et il faut s’y engager l’esprit guerrier.
Le débat est un combat
Cette métaphore du combat est explicite et assumée tout au long de l’ouvrage. Usant de formules telles que : « …battre l’adversaire à armes égales », « dans les règles de ce combat… », Schopenhauer dépeint le débatteur comme un parfait bretteur. Il fait le parallèle avec un « maître d’arme préparant un duel » et précise que « toucher et parer, c’est cela qui importe ».
Le terme même de « stratagème », par lequel il nomme toute figure rhétorique, désigne à l’origine un procédé tactique propre à l’armée. Chaque interlocuteur devient un adversaire duquel il faut triompher – qu’il faut au besoin écraser, neutraliser, détruire. L’art d’avoir toujours raison apparaît comme un véritable manuel de tactique militaire appliquée à la parole et à la confrontation verbale. Rompu à l’exercice des débats en tout genre, et toujours de haut niveau intellectuel, Schopenhauer nous offre nombre d’exemples et de cas pratiques à travers lesquels s’affirme toute la puissance de sa rhétorique.
Le double jeu de la rhétorique
La rhétorique est l’art de la persuasion. Son statut est ambigu : pratique héritée des philosophes de la Grèce antique, elle fascine autant qu’elle inspire la méfiance. Tout le monde convient en effet qu’il vaut mieux être convaincant plutôt que déplaisant, séduire plutôt que dégouter, susciter l’adhésion plutôt que le rejet. Mais peu de gens assumeraient de tromper ou manipuler les autres délibérément, et personne ne supporte de l’être. Nous avons généralement, dans le fond, un certain idéal de vérité. Toutefois, la rhétorique n’est pas seulement l’apanage des menteurs et autres manipulateurs. Même quand on a raison, même lorsqu’on est persuadé de détenir la vérité, on peut avoir besoin de la rhétorique pour défendre son point de vue.
La rhétorique a donc un double usage : de la part de nos contradicteurs, possibles menteurs ou manipulateurs, mais également de notre part à nous, pourfendeurs des illusions et faux-semblants ! Pour quiconque, en effet, la connaissance de ces techniques permet de les déceler chez ses adversaires. C’est pourquoi Schopenhauer déclare que la mission première des rhéteurs est « d’élaborer et d’analyser les stratagèmes de la malhonnêteté dans la controverse afin que, dans les débats réels, on puisse les reconnaître immédiatement et les réduire à néant » (page 17). En retour, il faut tout autant oser utiliser ces stratagèmes malhonnêtes, afin d’instaurer l’équité dans le combat avec l’adversaire : « il faut même souvent y avoir recours soi-même pour battre l’adversaire à armes égales » (page 15). C’est au nom de la vérité qu’il faut parfois exagérer voire mentir un petit peu…
38 stratagèmes rhétoriques
Dans L’art d’avoir toujours raison, ce sont pas moins de trente-huit stratagèmes (trente-sept + un « ultime ») qui sont présentés dans le menu détail, permettant tour à tour d’attaquer l’adversaire et de s’en défendre. Conquérir le terrain du débat en imposant sa thèse, et contrer les tentatives de l’adversaire d’exposer la sienne. Bombarder son interlocuteur de mots destructeurs, ou esquiver ses foudres déclamatoires. Car, à défaut de remporter la victoire, si l’on n’est plus capable de triompher, il faut toutefois empêcher l’adversaire d’y parvenir, ou de le laisser nous détruire – le match nul existe aussi dans les débats.
Certains stratagèmes reposent sur la faiblesse de nos interlocuteurs (Stratagème 8, page 33 : mettre l’adversaire en colère), d’autres font appel au public (Stratagème 28, page 45 : faire rire l’auditoire), d’autres encore dépendent de notre assurance ou nos connaissances (Stratagème 30, page 48 : l’argument d’autorité). Tous peuvent être adaptés à nos discussions au quotidien, du moindre bavardage entre amis aux grands débats en public.
A retenir : Schopenhauer est un philosophe allemand du XIXe siècle. Pour lui, il faut connaître la rhétorique autant pour la démasquer chez ses adversaires que pour l’utiliser à son tour et rivaliser ainsi à « armes égales ».