« La plupart des hommes craignent la mort, mais aiment-ils seulement la vie ? Ils ont bien du mal, n’importe quel jour de leur existence, à goûter une satisfaction passable : et pourtant ils souhaiteraient prolonger encore cette vie pour recommencer ce calvaire. »
Kant, dans ses réflexions sur les débuts de l’histoire humaine…
Moins la vie est riche, intéressante ou trépidante, plus on s’y accroche. Les peureux, les couards, voudraient la faire durer éternellement, une morne vie de mort-vivant. C’est lorsqu’on agit, que l’on prend des risques, qu’on accepte d’autant mieux la possibilité d’une fin tragique. Et en retour : accepter la possibilité d’une fin tragique incite d’autant plus volontiers à prendre des risques, à agir, à vivre pleinement en profitant de chaque instant. N’y a-t-il que l’idée d’une mort prochaine pour stimuler au plus haut point la vie ?
Encore faut-il s’éduquer à cette idée, à l’idée de notre propre mort, certaine – et imminente. Une idée qui dans un premier temps risque surtout de faire redoubler la peur, ou son envers, la couardise, un peu comme on le voit aujourd’hui dans les réactions en masse face à la fréquence inhabituelle d’attentats sur le sol français. Mais peut-être finirons-nous par atteindre collectivement cet état où, nous sentant clairement mortels, nous chercherons à nous sentir pleinement vivants, en chaque instant, en profitant à fond, en étant plus solidaire (sans pour autant nous rattacher à quelque mouvement politique que ce soit, moins dans la lutte, sans avoir besoin de se liguer contre un ennemi commun). Un peu comme cette attitude étrangement zen et jouissive d’une immense part des Japonais dans la perspective d’un tremblement de terre ou autre catastrophe naturelle pouvant survenir en tout lieu à tout instant. Accepter l’idée de la mort nous fera peut-être retrouver le plaisir de la vie.
Mais le commun des « mortels » veut repousser cette idée le plus loin possible, ne pas croire qu’elle finira par arriver, ne pas y penser, tout simplement. En échange de ce reniement, le commun des mortels goûte ainsi une « satisfaction passable », tout de même moins ambitieuse que la jouissance des plaisirs de la vie… Et plutôt que le plaisir, c’est davantage le paradoxe de ce goût si tenace pour la vie, quand bien même elle serait misérable, qui étonne le philosophe. La peur de la mort, aussi grande soit-elle, n’est apparemment pas encore assez intense pour pousser spontanément les hommes à mieux s’organiser de leur vivant (problématique phare de la Conjecture sur les débuts de l’histoire humaine d’où est extraite la citation).