Dans le Courrier International de la première semaine de juillet 2006 paraissait une entrevue intéressante du philosophe Norbert Bolz sur Internet (et à titre d’exemple des réalisations d’internet, Wikipedia). Nous en reproduisons quelques extraits ici (notre analyse plus bas) :
Extraits de l’interview du philosophe Norbert Bolz sur Wikipedia
Question de Courrier International : La sagesse des masses est-elle supérieure au savoir des experts ?
Réponse de Norbert Bolz : Oui, et à bien plus d’un égard : par son actualité, par son ampleur, par sa profondeur et par la richesse de ses références. En revanche, on n’y trouve naturellement jamais de contributions hautement abstraites […] Wikipedia, c’est la doxa pour le peuple. Mais, quand on est un professionnel, on doit communiquer avec des professionnels.
Question de Courrier International : Le phénomène dissimule également des évolutions économiques très importantes. Une entreprise comme Wikipedia menace l’existence de temples de la connaissance publique comme l’Encyclopaedia Britannica. Eprouvez-vous parfois un sentiment de fin du monde ?
Réponse de Norbert Bolz : Pas de fin du monde. Mais il est sûr qu’il y a quelque chose qui change dans la pertinence publique. L’expertocratie perd du terrain, de la légitimité. On peut à bon droit dire que les masses gagnent en influence. Les gens deviennent de plus en plus des idiotae – comme disait au Moyen Age Nikolaus von Kues [1401-1464, cardinal allemand et grand esprit] -, ils se contentent de leur opinion et n’écoutent pas les lettrés.
Quelques éléments d’analyse :
Le problème de la crédibilité de la source
Ces propos ont un petit rien de réac’ qui n’est pas pour déplaire.. Cela dit, les « lettrés » sont-ils les seuls à pouvoir prétendre au savoir, ce dernier ne pouvant jamais parvenir aux masses autrement que sous une forme agrégée, simplifiée, tronquée voire erronée par-là même ? Ce n’est pas exactement l’idée. Le vrai problème semble plutôt relatif aux sources. Qui écrit, qui publie sur Internet ? Qui se cache derrière tel ou tel pseudo débile ? Un érudit qui a déjà rédigé plusieurs thèses sur le sujet qu’il aborde, ou un petit trou du cul qui fait mine de tout savoir sur tout ?
De tous les blogs, aussi intéressants soient-ils, se pose le problème de l’identification de l’auteur, qui implique l’engagement de ce dernier, la responsabilité des propos tenus, et permet du point de vue du lecteur de se renseigner sur sa formation ou ses qualifications et sa légitimité à traiter tel ou tel sujet (On observe d’ailleurs que les sites et blogs qui attirent le plus de visiteurs et suscitent le plus de commentaires sont ceux d’auteurs identifiables, connus ou reconnus, ce qui indique peut-être, dans une certaine mesure, au-delà de l’effet « people », que les internautes ne voudraient pas être dupés).
Le problème de la source se pose encore plus dans le cadre d’une entreprise collective telle que Wikipedia. Autant dans le cas d’un blog on s’en tient à une seule marionnette numérique (dont l’œuvre qui se tisse progressivement a donc plus ou moins une cohérence interne, indépendamment du niveau de réflexion ou de la somme de connaissances), autant sur Wikipedia se mélangent plusieurs dizaines de milliers de contributeurs qu’il est impossible de suivre chacun à la trace (et tellement inégaux tant du point de vue de leur capacités intellectuelles que de l’école de pensée dont ils se réclament). Les articles ne peuvent donc pas être signés, ou plutôt sont signés « Wikipedia » mais sans que cela renvoie à une véritable communauté, simplement un amas d’individus sans autre lien que cette rencontre impromptue et qui se confrontent plus qu’ils ne travaillent ensemble.
L’impossible objectivité et l’honnête partialité
Bien sûr, le prétexte de cette non-identification est d’abord l’objectivité à laquelle prétend une telle encyclopédie : « pas besoin de savoir à quel ensemble intégrer telle ou telle partie puisque nous sommes dans le tout ». Mais on sait à quoi s’en tenir en ce qui concerne l’« objectivité ». Le moindre exemple, la moindre tournure de phrase, implique déjà un biais. Inutile de rappeler dans cette même veine qu’à l’origine le projet de nombre d’Encyclopédistes était au moins autant de diffuser une idéologie que de transmettre des connaissances. D’une manière générale, le label « objectif » ou « indépendant » est le premier indicatif d’un parti pris qui ne s’assume pas comme tel…
A l’inverse, un autre projet de site encyclopédique collaboratif tel que Wikiberal par exemple (qui se veut le « wikipédia du libéralisme »), aussi partial soit-il, avoue et revendique sa partialité : un lecteur peut donc reprocher avec raison le manque d’« objectivité » d’un article, mais au moins il sait à quoi s’en tenir – et mieux encore : il sait à quel système de pensée il peut intégrer sa lecture. Par ailleurs, la communauté à laquelle prétend se rattacher l’entreprise étant identifiable, il est possible de déterminer si elle est approuvée ou non par cette communauté, ce qui constitue un crédit supplémentaire. En assumant la partialité, en établissant une ligne éditoriale claire/intransigeante, on fournit au lecteur et l’opinion et le filtre pour la décoder. Ce qui n’est donc pas objectif, certes, mais paradoxalement peut-être plus honnête..
Le problème de l’identité (anonymat) et de la stabilité (disparition des pages web)
Il y a encore un problème, toujours relatif aux sources mais concernant également le support Internet en lui-même. La possibilité d’identifier et de pouvoir rattacher un article à un ensemble plus large (à un auteur, à l’œuvre d’un auteur, à une communauté, une école, etc) n’est pas seulement sensée servir le lecteur isolé : c’est aussi une condition pour pouvoir être cité, réutilisé, bref, être établi comme référence. Or non seulement il serait par exemple délicat de citer un « Zob4042 » (pseudo ayant réellement été utilise sur un forum…) entre un Kant et un Heidegger dans un exposé de philo, mais il est également difficile de s’assurer de la « stabilité » de ce à quoi on renvoie.
Internet est en effet un support particulièrement mouvant, où les pages sont régulièrement éditées, modifiées, où certaines même disparaissent purement et simplement, et cela indépendamment du référent lui aussi tout aussi instable ou difficilement manipulable (les url de 150 caractères, modifiées à chaque restructuration du site ou encore complètement effacées puis recomposées en cas de déménagement du site ou changement d’hébergeur, etc.) Bref…
Internet est un média, autrement dit un outil, et sa valeur dépend donc de l’usage que nous en faisons. Nous pouvons faire beaucoup de choses avec, mais il faut toujours garder une force de réserve… La puissance n’est rien sans maîtrise.
Credit Photo C.C. : Jeramey Jannene