Immense orateur et référence en matière d’éloquence, Cicéron a rédigé de nombreux ouvrages et manuels de rhétorique. Dans son ouvrage majeur sur l’« orateur idéal », De oratore, il expose les grands principes de l’art oratoire, poursuivant ainsi l’effort de théorisation de la rhétorique trois siècles après Aristote.
La théorie des trois styles oratoires
Parmi les trois genres de discours distingués par Aristote (que sont le discours judiciaire, le discours démonstratif et le discours délibératif, lire l’article Aristote, premier grand théoricien de la rhétorique), Cicéron s’attache avant tout au genre judiciaire, forme d’éloquence qu’il a lui-même pratiquée avec un immense succès lors de ses plaidoyers devant les tribunaux. Mais il identifie à son tour trois styles, qui traversent tous les genres de discours.
Dans n’importe quelle cause, explique-t-il, l’orateur doit renseigner son auditoire, l’instruire (docere), éveiller en lui la sympathie (placere), et savoir l’émouvoir en faisant appel au pathétique (movere). Le movere s’attache au style sublime, le placere au style tempéré et le docere au style simple.
On ne vient au style sublime que progressivement, graduellement. Un orateur qui démarrerait son intervention dans un style « sublime » serait en réalité grandiloquent, et non éloquent. Il faut commencer en douceur, de façon simple, prendre délicatement en main le public, pour l’amener à un style plus vivant (modéré), et enfin basculer complètement dans le pathos, l’émotionnel, le sublime.
Attention également à la cause pour laquelle on plaide. Cicéron prévient : « Rien n’est plus inconvenant que de plaider avec grandiloquence une affaire de gouttière devant un seul juge, et d’évoquer avec réserve et simplicité la grandeur du peuple romain ! » et il n’a pas de mots assez durs pour disqualifier l’orateur qui serait « exclusivement orienté vers le sublime » :
« …S’il n’a pas tempéré sa faconde par les deux autres styles, il mérite le plus grand mépris. L’orateur du style simple passe pour un sage par la finesse et la pertinence de ses propos de vieux routier ; celui du style moyen est agréable ; mais l’orateur sublime, s’il ne connaît pas d’autres tons, passe presque pour un fou. Celui qui se met à embraser les esprits sans y avoir préparer l’auditoire, qui ne peut rien dire tranquillement, posément, qui ne sait distribuer, définir, nuancer, plaisanter – à plus forte raison quand certaines causes l’exigent, totalement ou partiellement – fait l’effet d’un aliéné parmi des gens sensés, d’un frénétique pris de vin parmi des gens à jeun. »
Pourtant, en matière d’éloquence, semble s’être répandu le préjugé qui consiste à tenir pour « grand orateur » celui qui s’agite et donne de la voix. La Bruyère fit remarquer dans ses Caractères : « Le peuple appelle éloquence la facilité que quelques-uns ont de parler seuls et longtemps, jointe à l’emportement du geste, à l’éclat de la voix et à la force des poumons. » Autrement dit, le peuple se fait duper par quelques effets de manches ; non pas qu’il se laisse aisément convaincre, mais prêtera à tel tribun des qualités oratoires et d’esprit qu’il n’a pas.
La frontière est mince entre éloquence et grandiloquence, comme on peut le voir par exemple avec un orateur de la trempe de Mélenchon : particulièrement brillant et éloquent la plupart du temps, il bascule parfois malgré tout dans une forme de grandiloquence, c’est le risque de tout grand orateur. Mais attention, les tribuns et politiciens chez qui l’on veut reconnaître un « style » sont souvent ceux qui en ont le moins… Exemple typique d’orateur « à style » : Villepin. L’orateur n’est pas un acteur de théâtre, et tout surjeu doit être démasqué. Un style trop léché, trop travaillé, trop cultivé, masque finalement l’absence de style véritable, autrement dit d’individualité, ou de caractère… (voir l’article 8 principes pour rester authentique lors d’une prise de parole en public)
Dans l’idéal, les trois styles de discours définis par Cicéron doivent être utilisés successivement. Mais, même si la cause justifie de verser dans le pathétique, il n’est pas toujours possible de parvenir jusqu’à ce stade – le stade du style modéré étant parfois lui-même difficile à atteindre. Cela dépend des prédispositions de l’auditoire (pathos), de la sincérité ou de l’authenticité dans l’émotion que celui-ci perçoit chez l’orateur (son ethos), mais aussi du timing : a-t-on ou non le temps de progresser chronologiquement jusqu’à ce stade dans le discours ?
Cela dépend aussi de l’orateur en lui-même, de ses capacités – comme nous l’avons vu avec Démosthène par exemple, qui excellait dans le style simple mais qui était cependant physiquement, physiologiquement, au niveau de son souffle et sa voix, limité à ce style et ne pouvait que très difficilement gronder ou élever le ton pour verser dans le sublime. Cicéron précise :
« Certains orateurs sont loquaces et déversent un flot de paroles ; l’éloquence, pour eux, est une question de volubilité. D’autres aiment les silences qui viennent ponctuer le discours, les pauses et les respirations. Quelle différence ! Et pourtant, ces deux styles ont chacun leur perfection. D’autres encore cultivent la douceur et l’uniformité, un style pur et limpide, en quelque sorte, tandis que certains recherchent des termes durs, sévères, et leur discours n’est pas exempt d’une sorte de tristesse. La distinction que nous avons opérée plus haut entre les discours simple, sublime et tempéré s’applique aussi aux orateurs : ils se répartissent en trois genres, de la même manière qu’il y a trois genres de style. »
Il reconnaît que « certains orateurs ont brillé dans l’un d’eux, mais très peu dans les trois à la fois », et tout en considérant Démosthène comme un modèle d’éloquence, il observe qu’il ne s’en tient qu’au style simple – malgré tout préférable à celui qui ne s’en tiendrait qu’au style sublime…
Pour Cicéron, l’orateur idéal est donc celui qui se révèle capable d’adopter chacun de ces trois styles, et qui a suffisamment d’à-propos pour savoir quand tel ou tel style est approprié, à la fois à quelle étape du discours et selon quelle cause défendue, quel message porté. C’est « celui qui sait employer le style simple pour disserter sur les sujets insignifiants, le sublime pour aborder les grands problèmes, et le tempéré pour traiter des questions moins élevées. » Retenons de même ce véritable mot d’ordre du bon communicant :
« L’homme éloquent que nous cherchons sera donc capable de prouver, de plaire et d’émouvoir, dans un plaidoyer comme dans un discours politique. Prouver est une nécessité, plaire une douceur et émouvoir une victoire. S’il émeut l’auditoire, sa cause est gagnée. A ces trois taches correspondent trois genres de styles : le simple pour prouver, le tempéré pour plaire et le véhément (ou sublime) pour émouvoir. C’est dans ce dernier genre que l’on trouve concentrée toute la puissance de l’orateur. »