Imaginez tout ce que vous pourriez faire si vous aviez la possibilité de retourner dans le passé et de le changer ! C’est en quelque sorte la manipulation ultime : manipuler le temps lui-même. Et c’est exactement le principe d’une technique très puissante (et tout aussi malhonnête) contre laquelle je veux vous mettre en garde aujourd’hui…
Les choses et l’ordre des choses
En fait, il faut d’abord que je vous parle d’un ami, Laurent, qui a failli être piégé par cette technique. Voici son histoire :
Soyez attentif à chaque détail et tentez de répondre à la question posée plus bas
Laurent travaillait dans une université. Tout semblait bien se passer, jusqu’à ce que le directeur adjoint de l’établissement soit mis en cause dans une affaire de harcèlement moral. Celui-ci aurait été mêlé à une discussion un peu houleuse, au cours de laquelle la directrice avait cherché à intimider un enseignant. La discussion s’était déroulée à la suite d’une réunion rassemblant tout le personnel.
Question : le directeur adjoint a-t-il lui aussi menacé l’enseignant pendant la discussion ? Était-il seulement présent lors de cette discussion ?
Il se trouve que Laurent fut témoin de la discussion. Il était le seul à pouvoir accuser ou dédouaner le directeur adjoint : tout dépendait de ses souvenirs. Mais les souvenirs peuvent vite devenir flous, surtout que l’épisode commençait à dater… Et voilà qu’un beau jour, Laurent reçoit la visite du directeur adjoint :
« Bonjour Laurent, comment vas-tu ? Je passais par là et je me suis dit que tu étais peut-être dans ton bureau. On ne s’est pas revu depuis la dernière réunion et nous n’avons pas pu finir notre discussion… Oui, j’étais sorti quand Brigitte (la directrice) et Paul (l’enseignant) ont commencé à débattre. Je n’étais pas concerné… Enfin bref, résultat, nous n’avons pas pu aller plus loin sur ce projet dont tu me parlais, je ne crois même pas avoir eu le temps de te remercier pour t’être libéré pour cette réunion. Ton avis nous a été très utile… »
Et maintenant, reposons la question : le directeur adjoint était-il présent lors de la discussion ?
Quelle est votre réponse ?
On serait tenté de répondre que non, le directeur adjoint n’a pas participé à cette discussion. Qu’il était parti avant.
Et pourquoi ? Car c’est ce que l’on déduit de ce qu’il dit, tout simplement. Car il diffuse, l’air de rien, des éléments de chronologie qui laissent entendre qu’il s’était absenté alors que la dite discussion avait à peine commencé.
Or, Laurent avait bien vu la discussion en entier, et le directeur adjoint y participait bel et bien.
Mais les nouveaux éléments de chronologie apportés par le directeur adjoint parasitent son véritable souvenir. Ces éléments sont noyés parmi d’autres informations apparemment plus importantes (car impliquant directement Laurent), ce qui les fait passer au second plan, et recomposent donc insidieusement, inconsciemment, son souvenir de la situation.
A vrai dire, Laurent ne s’en serait même pas aperçu, et aurait été persuadé de la véracité de ce nouveau souvenir, s’il n’était pas tombé quelques jours plus tard, par le plus pur des hasard, sur… un épisode de la série The Good Wife !
Un exemple tiré de la série The Good Wife
Seules les 6 premières minutes du 17e épisode de la saison 3 nous intéressent ici. Peu importe le scénario global, ce qui compte pour nous se passe au tout début de cet épisode. Le propriétaire de l’appartement loué vient avec une prétendue « bonne nouvelle » : les locataires ont 90 jours pour acheter leur appartement et devenir propriétaires (sinon ils sont expulsés). Le propriétaire en aurait parlé au mari il y a un an…
L’épouse (avocate, l’héroïne de la série) arrive à joindre par téléphone son mari (procureur, à qui « on ne la fait pas »…) et lui répète : « Il a dit qu’il te l’avait dit il y a un an ! »
Réaction du mari : « Il a menti, je ne l’ai jamais rencontré. Tu sais ce qu’il fait, n’est-ce pas ? »
L’épouse percute : « Il établit une chronologie » (he is establishing a timeline)
L’établissement de la chronologie se fait ici dans un dialogue à trois, en jouant sur la confusion (« je lui ai dit que… »).
En voyant cela à la télé, Laurent a immédiatement percuté : le directeur adjoint avait, lui aussi, tenté « d’établir une chronologie ». Il avait essayé de le manipuler pour modifier son souvenir de la discussion, et en quelque sorte s’effacer de sa mémoire. (Pour la petite anecdote : le directeur adjoint était Maître de Conférence en Psychologie…)
Vous avez saisi le principe ?
Il s’agit de créer de faux souvenirs, en « implémentant » dans l’esprit de votre interlocuteur des éléments chronologiques adaptés.
Ces éléments doivent être disséminés « l’air de rien », innocemment, au cours d’une discussion qui semble porter sur un tout autre sujet, afin qu’ils aillent se placer directement dans l’inconscient de votre interlocuteur. Cela pour modifier en profondeur le souvenir qu’il a d’une situation, voire créer cette situation…
Le passé n’existe qu’à travers les pensées que nous en avons : transformer ces pensées, c’est transformer le passé.
Exactement comme si vous pouviez vraiment remonter dans le temps, pour changer tout ce que vous voulez : « gommer » quelque chose, rajouter, remplacer… Et, de là, modifier la situation présente à votre avantage…
Exemple lors d’une partie de Poker
Pour bien comprendre cette technique de manipulation, voici une autre anecdote, rapportée par un ancien tricheur de Las Vegas, George Joseph. Alors qu’il risque d’être démasqué, l’explication de sa solution pour éviter d’être pris en flagrant délit de triche regorge d’ingéniosité et de subtilités. Seul le passage en gras, à la fin, concerne directement « l’établissement d’une chronologie » :
Ceci m’est arrivé pendant une partie de poker, où j’avais mis à l’écart une paire de rois. Eh bien, quelqu’un à la table a décidé de compter les cartes. Bien sûr, il est arrivé à cinquante au lieu de cinquante-deux. Tout le monde a pris cela très au sérieux autour de la table. Si j’avais attendu trop longtemps, ils m’auraient eu bien sûr. Il fallait que je reprenne la situation en main, aussi mauvaises que soient les conditions. Dès que le type qui avait compté les cartes les a posées sur la table, j’ai pris le jeu, en ajoutant les deux rois sur le dessus, et j’ai dit : « Laisse-moi les recompter. »
La question que tout le monde se pose, c’est combien de cartes ai-je comptées ? La plupart des gens diraient : « Bien entendu, vous avez compté cinquante-deux cartes. » Faux ! Si j’avais compté cinquante-deux cartes, toute la table aurait compris que je venais d’ajouter les cartes manquantes sur le jeu. J’ai fini de compter les cartes et, bien qu’il y en ait cinquante-deux, j’ai jeté le jeu sur la table et j’ai hurlé : « Cinquante cartes ! Espèces d’enfoirés ! »
A ce moment-là, les types qui organisaient les jeux sont arrivés pour voir ce qui se passait. Et alors, le pauvre imbécile suivant qui a pris le jeu pour le recompter est arrivé à, vous l’avez deviné, cinquante-deux. C’est lui qui a éveillé tous les soupçons. J’ai fait en sorte de prendre les types responsables des jeux à contrepied et à me couvrir, en changeant l’ordre des comptages. J’ai dit : « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? J’ai compté cinquante cartes, ce type a compté cinquante cartes et tout d’un coup il y en a cinquante-deux. » J’ai fait comme si c’était moi qui avait compté en premier. « Vous êtes tous des enfoirés, je me casse ! »
Parfois je me demande si le pauvre type qui a pris le jeu après moi a compris que c’était moi qui avait ajouté la paire de rois…
(Anecdote citée dans 52 méthodes pour tricher au poker d’Allan Zola Kronzek, C.C. Editions, p.200-201)