Psychologie

Les mécanismes de la communication d’influence : le mythe d’O’Gilvy

Regardez ce petit film d’un mendiant aveugle… Émouvant, n’est-ce pas ? Il met en scène une anecdote rapportée par le publiciste O’Gilvy :

« Sur le pont de Brooklyn, un matin de printemps, un aveugle mendie. Sur ses genoux, une pancarte : ‘aveugle de naissance’. Devant lui la foule passe, indifférente. S’arrête un inconnu. Il prend la pancarte, la retourne, y griffonne quelques mots et s’en va. Aussitôt, miracle. Chacun tourne la tête et beaucoup, attendris, s’arrêtent et jettent une pièce dans la sébile. Quelques mots avaient suffi. Ils disaient tout simplement : ‘C’est le printemps, je ne le vois pas ‘. »

O’Gilvy utilise cette histoire pour montrer que « motiver, c’est une certaine manière de dire la vérité qui touche les individus. »

Les différentes façons de formuler un même message peuvent avoir des impacts très divers. C’est tout le pouvoir des mots. Trouvez la bonne façon de demander ce que vous voulez, et vous l’obtiendrez : voilà en substance le principe de la communication d’influence

L’analyse classique « émetteur-récepteur »

L’histoire de l’aveugle sur le pont de Brooklyn a probablement été inventée de toute pièce par son auteur dans le seul but d’appuyer son propos. C’est en tout cas l’une des critiques que lui adresse Alex Mucchielli dans son ouvrage L’art d’influencer *. Mais les reproches de Mucchielli portent surtout sur les présupposés du modèle explicatif d’O’Gilvy. Quasiment toutes les analyses classiques de cas d’influence de ce genre reposent implicitement sur un même modèle : la théorie de « l’émetteur-récepteur ». Or, selon Mucchielli, ce modèle ne permet pas de rendre compte du véritable mécanisme à l’oeuvre dans la communication d’influence.

Pour comprendre comment fonctionne la communication d’influence, il faut comprendre pourquoi, dans un premier temps, les passants ne donnent rien au mendiant, puis, une fois les mots de la pancarte changés, ces mêmes passants se précipitent pour lui jeter quelques pièces.

L’analyse classique explique l’influence par une sorte de manipulation des états affectifs de l’individu récepteur d’un message (ici chaque passant – l’émetteur étant l’aveugle et sa pancarte). Pour influencer, il faudrait d’abord mettre le « récepteur » de la communication dans un certain état, état qui est donc obtenu en manipulant ses émotions. Dans le cas de l’aveugle, son message initial ne touche pas les passants, tandis que le nouveau message active leur compassion. Encore faut-il que cette émotion soit la bonne pour provoquer l’effet attendu…

Cette analyse repose sur plusieurs postulats, à savoir :

  1. Le contenu d’un message a un effet ;
  2. En changeant les messages on change les effets ;
  3. L’effet sur la conduite humaine est une affaire de contenu de message ;
  4. Le contenu agit sur une disposition interne au psychisme (motivation, besoin, désir…) ;
  5. Le message doit toucher cette disposition interne qui va déclencher une action ;
  6. C’est donc le dispositif psychique interne sollicité qui déclenche finalement l’action.

Mais pour Mucchielli, cette explication n’explique rien ! C’est une explication « après coup » qui est obligée de postuler l’existence, dans le cas de l’aveugle, d’une « motivation de compassion » chez les passants. L’analyse classique ne permet pas non plus d’expliquer pourquoi, si une telle motivation est touchée, elle provoque chez les passants l’action de donner de l’argent (pourquoi ne déclencherait-elle pas des soupirs, des pleurs, ou de simples paroles réconfortantes ?). Face à la théorie dépassée de l’émetteur-récepteur, Mucchielli propose donc un nouveau modèle :

L’approche situationnelle

Pour Mucchielli, si une action est réalisée, c’est parce qu’elle a du sens pour celui qui la fait. Les passants ne donnent rien à l’aveugle dans le premier cas car leur action n’a a priori pas de signification positive. Pourquoi donc ? Car dans cette première situation, la mendicité est banalisée. Elle apparaît même comme une gêne : le mendiant, en mettant en avant son handicap (de naissance), amène les passants à culpabiliser alors qu’ils ne peuvent a priori rien changer à son sort (ce n’est pas en lui donnant une pièce ou deux qu’il retrouvera la vue…). Le message de sa pancarte le positionne donc à distance des personnes qu’il essaye de toucher, son but est manqué.

En modifiant les mots de la pancarte : « C’est le printemps, je ne le vois pas », le mendiant est alors positionné autrement. Ce n’est d’ailleurs plus un « mendiant », mais un homme face à d’autres hommes. Il ne mendie plus en tant qu’aveugle de naissance, mais comme membre à part entière de la communauté humaine portée par un sentiment d’allégresse face à l’arrivée du printemps en cette douce matinée. Si ce n’est la mention de son infirmité qui le met partiellement en marge… tout en signifiant par là même son grand courage.

Tandis que dans le premier cas, les passants se disaient que le mendiant « ne pouvait de toute façon pas » profiter du printemps, dans le second cas, il « pourrait en être ». Ainsi les mots sur la pancarte ont redéfini la situation. De nouveaux éléments significatifs, porteurs de sens, sont apparus. Ce n’est pas tant l’émotion des passants qui est modifiée, que la situation ou contexte d’interprétation d’un certain message en fonction de certaines normes sociales.

La communication n’est donc pas uniquement une affaire de transmission de message. Elle doit être envisagée comme la modification de certains contextes composant une situation.

La conception d’une stratégie de communication qui serait implicitement basée sur le modèle « émetteur-récepteur » risquerait de manquer son véritable objectif. Le travail ne doit pas seulement porter sur les mots ou le message, mais prendre en compte le contexte d’interprétation de ce message (et notamment tous les éléments cachés comme les normes culturelles, les habitudes individuelles et sociales, etc.). C’est ce à quoi nous invite l’approche situationnelle. Mucchielli en résume ainsi les 5 grandes règles :

  • Faire une communication indirecte : le message ne doit pas être rationalisé ou « intellectualisé », il doit parler à l’imaginaire et amener les personnes visées à en tirer les conclusions par elles-mêmes ;
  • Travailler le positionnement : pour être entendu, il est préférable d’établir une relation positive avec son interlocuteur, souvent en laissant à celui-ci le sentiment d’être dans la position dominante ;
  • Faire intervenir de nouvelles normes dans la situation : ce qui suppose dans un premier temps de repérer les normes présentes et activées, sans chercher à les attaquer ;
  • Modifier les perceptions négatives des enjeux : c’est-à-dire, par le positionnement et l’introduction de nouvelles normes, leur donner une signification positive ;
  • Raisonner à partir de la situation de l’interlocuteur à influencer : il faut non seulement parler son langage (ce qui revient à tenir compte de ses enjeux), mais également partager son point de vue (lui parler comme si nous étions dans son monde et qu’on lui révélait par petites touches certains éléments de ce monde qu’il n’avait pas vu).

Une bonne communication d’influence s’effectue tout en finesse, de façon non directive, non en expliquant ou en montrant à la personne visée ce qu’elle doit faire, mais en lui suggérant des éléments nouveaux, en la laissant les découvrir et décider d’agir autrement…

* Alex Mucchielli, L’art d’influencer et Communication & Influence, Approche situationnelle

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Technique de manipulation : la « porte-au-nez »

Il existe une technique de manipulation redoutable, tellement simple et tellement commune qu’on en vient souvent à l’oublier. On l’utilise parfois sans vraiment s’en rendre compte, et surtout on est souvent manipulé sans le voir. Cette technique de manipulation s’avère pourtant diablement efficace, et est par exemple régulièrement utilisée par les associations qui font appel à la générosité publique pour des causes solidaires ou humanitaires… Cette technique de manipulation s’appelle « la porte au nez ». C’est ainsi qu’on la nomme dans le domaine de la psychologie sociale et de la manipulation mentale.

J’ai déjà parlé de la technique du pied dans la porte dans un précédent article. Le « pied dans la porte » consiste à faire une demande peu coûteuse qui sera vraisemblablement acceptée, suivie d’une demande plus coûteuse : la seconde demande aura alors davantage de chance d’être acceptée si elle a été précédée de l’acceptation de la première, qui crée une sorte de palier en s’appuyant sur ce qu’on nomme le « principe d’engagement ».

A l’inverse, la technique de la « porte au nez » consiste à faire d’abord une demande très coûteuse qui sera vraisemblablement refusée. Elle sera ensuite suivie d’une seconde demande moins coûteuse qui aura alors plus de chance d’être acceptée. En effet, l’interlocuteur sera probablement content de pouvoir faire cette sorte de concession pour la deuxième proposition, afin de s’alléger d’un certain sentiment de culpabilité du fait d’avoir refusé la première demande… C’est le célèbre psychologue Robert Cialdini qui a formalisé, dans les années 70, cette technique de manipulation redoutable. Vous devriez lire son livre sur l’influence et la manipulation.

Lors d’une expérimentation, Robert Cialdini a demandé à des étudiants s’ils étaient d’accord pour parrainer un adolescent d’un centre de détention pour jeunes délinquants, deux heures par semaine et ce, pendant deux ans. Auriez-vous accepté ? Probablement non, et en effet l’immense majorité des étudiants a refusé. Une fois cette requête fort coûteuse refusée, Robert Cialdini proposait alors à ces mêmes étudiants de bien vouloir effectuer une sortie unique de deux heures durant laquelle ils parraineraient un des garçons du centre de détention. Le fait de précéder cette demande de l’autre demande (demande très coûteuse d’abord, puis demande moins coûteuse) a permis de tripler littéralement le nombre d’acceptations de parrainage pour la sortie unique, par rapport à un groupe contrôle d’étudiants auxquels seule cette sortie unique était proposée.

Cette technique est d’autant plus efficace lorsque les éléments suivants sont rassemblés :

  • Noblesse de la cause des demandes. Plus la cause est noble, plus la culpabilité issue de la première demande sera intense, et plus la seconde demande aura de chance d’être acceptée ;
  • Même demandeur pour les deux demandes, faite en face-à-face ;
  • Fort différentiel de coût entre les deux demandes ;
  • Cohérence entre les deux demandes. Plus leur objectif semble convergent, plus la seconde a de chance d’être acceptée ;
  • Proximité temporelle. Le seconde demande a plus de chance d’être acceptée si elle est formulée rapidement après la première.

Sachez donc repérer la prochaine « porte au nez » qu’on essaie d’utiliser à vos dépends… et sachez l’utiliser de manière éthique. Vous trouverez de nombreuses autres techniques pour manipuler et influencer dans son livre sur la persuasion. Si vous souhaitez aller plus loin et découvrir d’autres techniques de ce type, je vous recommande sans hésiter le très pratique et tout aussi ludique Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens des célèbres psychologues Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois. Vous allez adorer ! Mais attention… Livre strictement réservé aux honnêtes gens !

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Comment manipuler les autres avec la technique de « l’étiquetage »

Si vous êtes en train de lire cet article, c’est que vous êtes un vrai passionné de psychologie, n’est-ce pas ? Et en disant cela, je suis justement en train de mettre en oeuvre une technique psychologique de manipulation redoutable : l’étiquetage

L’étiquetage est une méthode puissante de manipulation que nous utilisons bien souvent sans même nous en apercevoir, et parfois d’ailleurs de manière assez mauvaise. Par exemple, quand un adulte gronde un enfant et qu’il lui dit « tu es méchant », on pense lui faire prendre conscience du mauvais de son attitude… Mais en réalité on naturalise son mauvais comportement – on le renforce dans la croyance qu’il est vraiment mauvais, et donc qu’il n’y a probablement rien à changer à cet état de fait. Il faudrait mieux lui dire « Ce que tu viens de faire est méchant, cela ne te ressemble vraiment pas, toi qui est si gentil« . Et là nous utilisons correctement l’étiquetage, dans la mesure où nous pouvons avoir une véritable influence sur son comportement.

Cette technique est abordée dans le livre de Robert-Vincent Joule Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, où il explique le pouvoir et les applications positives de l’étiquetage comme méthode de manipulation. Robert-Vincent Joule est chercheur en psychologie sociale, son livre est à posséder absolument ! Je vous recommande également son livre La soumission librement consentie, à la fois terrifiant et instructif…

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Pourquoi les compliments ont-ils un effet si fort sur nous ?

Pensez à la dernière fois que vous êtes allé au restaurant… Vous avez passé quelques minutes à choisir votre plat sur la carte… Puis le serveur est arrivé pour prendre votre commande : « Vous avez choisi ? », et vous, de suite : « Oui, je vais prendre le saut périlleux de poulet sur son trampoline de morilles avec pirouette de ciboulette »« Excellent choix », répond alors le serveur, qui file en cuisine. Excellent choix… Méditez bien sur ces mots… En effet, quoi de plus absurde qu’un serveur au restaurant vous gratifie d’un choix « excellent », comme si vous aviez eu la possibilité d’en faire un mauvais ? Pourtant, le fait que l’on vous dise « excellent choix » vous a plu. Cela vous a conforté dans votre choix. Cela vous a mis dans un bon état d’esprit. A tel point que vous allez payer davantage sans même vous en rendre compte… Explications :

Une étude menée par le psychologue américain John Seiter démontre en effet que le consommateur laisse plus de pourboire s’il a été valorisé. Le fait de dire « Excellent choix » est une façon de valoriser quelqu’un, quand bien même tous les choix se valent.

Pour le vin, c’est encore plus interessant, car le consommateur se sent implicitement jugé dans sa capacité à choisir le bon vin, à le gouter, à l’apprécier à sa juste valeur, bref, à passer pour un connaisseur. Si le serveur, en prenant la commande des boissons, glisse habilement « Je vois que Monsieur a du gout », cela flattera le monsieur en question (sous réserve qu’il ne s’agisse pas du pichet du patron…). Les clients veulent avant tout être rassurés sur eux-mêmes, et vis-à-vis de leurs hôtes ainsi que du personnel. il y a un besoin inconscient de reconnaissance même dans les actes les plus anodins. Il suffit au serveur de les flatter pour se les mettre dans la poche, ils laisseront alors un pourboire plus généreux.

Comment expliquer ce grand pouvoir des compliments sur nos petites personnes ? Pour Idriss Aberkane, qui a le sens de la formule, le flatteur s’apparente en quelques sortes à un dealer. Oui, vous avez bien lu, un dealer« Quand vous êtes flatté, explique Idriss Aberkane, un neurotransmetteur du nom de dopamine se libère. C’est ce même message chimique qui est lié au plaisir, ou même à la consommation de cocaïne ou encore, carrément, à un orgasme ! Vous flattez, vous donnez une première dose gratuite. Vous enchainez une deuxième et une troisième flatterie, et peu à peu vous créez une dépendance. Le cerveau s’habitue, l’enjeu est d’en avoir toujours plus. Si cela s’arrête, cela peut devenir un facteur de dépression… »

Vous aussi, usez de la flatterie dans la vie de tous les jours. Vous en constaterez rapidement les effets pour obtenir tout ce que vous désirez. Il y a des techniques de flatterie vraiment admirables pour manier cet art subtil qui se situe quelque part entre la plus élémentaire des courtoisie et la plus insidieuse des manipulations…

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Technique de manipulation : comment éviter (ou utiliser…) la technique du pied dans la porte

D’après vous, comment maximiser vos chances d’obtenir une pièce de 1€ d’un inconnu dans la rue ? Imaginez : vous êtes sorti loin de chez vous, il commence à se faire tard et vous devez prendre le bus pour rentrer. Hélas, il ne vous reste quasiment plus de monnaie, et pour avoir de quoi payer votre ticket il vous faut une petite pièce… Spontanément, comment feriez-vous ? Quelle serait votre attitude ? Comment feriez-vous votre demande à un passant ? Réfléchissez à cette situation un instant…

La réponse est en réalité simple, déconcertante même, et a été étayée par de multiples études de psychologie sociale. Dans un précédent article nous avons d’ailleurs déjà abordé une technique particulière que vous pouvez utiliser dans ce contexte précis. Il suffit d’utiliser la technique du dite du « pied dans la porte » (ou foot-in-the-door en anglais).

Elle consiste par exemple à poser une première question simple, à laquelle l’inconnu répondra librement par l’affirmative. Typiquement : « Avez-vous l’heure s’il vous plaît Monsieur ? » Le tout avec une mine enjouée et une expression paraverbale congruente.

Les expériences montrent qu’ensuite la probabilité que ce même inconnu accepte de vous donner une pièce augmente sensiblement ! C’est certainement l’une des techniques de manipulation fondamentales auxquelles nous sommes tous les jours exposés et que nous utilisons souvent inconsciemment. Il en effet, ni plus ni moins, d’introduise de façon à la fois courtoise et graduelle notre demande, bref, il s’agit simplement de ne pas être trop « brut de décoffrage », ce qui est la moindre des choses entre individus civilisés…

Pour en savoir plus sur cette expérience de psychologie, et plus généralement sur les techniques de manipulation scientifiquement établies, vous lirez avec profit le livre de référence (véritable Bible de la manipulation !) de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, malicieusement intitulé Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens : un ouvrage de psychologie sociale vraiment incontournable sur le sujet ! Un grand classique à lire également : Influence & manipulation, de Robert Cialdini. Bonne lecture, et ne vous laissez plus manipuler par n’importe qui pour n’importe quoi !

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Une technique de manipulation redoutable (et vraiment malhonnête) : établir une chronologie

Imaginez tout ce que vous pourriez faire si vous aviez la possibilité de retourner dans le passé et de le changer ! C’est en quelque sorte la manipulation ultime : manipuler le temps lui-même. Et c’est exactement le principe d’une technique très puissante (et tout aussi malhonnête) contre laquelle je veux vous mettre en garde aujourd’hui…

Les choses et l’ordre des choses

En fait, il faut d’abord que je vous parle d’un ami, Laurent, qui a failli être piégé par cette technique. Voici son histoire :

Soyez attentif à chaque détail et tentez de répondre à la question posée plus bas

Laurent travaillait dans une université. Tout semblait bien se passer, jusqu’à ce que le directeur adjoint de l’établissement soit mis en cause dans une affaire de harcèlement moral. Celui-ci aurait été mêlé à une discussion un peu houleuse, au cours de laquelle la directrice avait cherché à intimider un enseignant. La discussion s’était déroulée à la suite d’une réunion rassemblant tout le personnel.

Question : le directeur adjoint a-t-il lui aussi menacé l’enseignant pendant la discussion ? Était-il seulement présent lors de cette discussion ?

Il se trouve que Laurent fut témoin de la discussion. Il était le seul à pouvoir accuser ou dédouaner le directeur adjoint : tout dépendait de ses souvenirs. Mais les souvenirs peuvent vite devenir flous, surtout que l’épisode commençait à dater… Et voilà qu’un beau jour, Laurent reçoit la visite du directeur adjoint :

« Bonjour Laurent, comment vas-tu ? Je passais par là et je me suis dit que tu étais peut-être dans ton bureau. On ne s’est pas revu depuis la dernière réunion et nous n’avons pas pu finir notre discussion… Oui, j’étais sorti quand Brigitte (la directrice) et Paul (l’enseignant) ont commencé à débattre. Je n’étais pas concerné… Enfin bref, résultat, nous n’avons pas pu aller plus loin sur ce projet dont tu me parlais, je ne crois même pas avoir eu le temps de te remercier pour t’être libéré pour cette réunion. Ton avis nous a été très utile… »

Et maintenant, reposons la question : le directeur adjoint était-il présent lors de la discussion ?

Quelle est votre réponse ?

On serait tenté de répondre que non, le directeur adjoint n’a pas participé à cette discussion. Qu’il était parti avant.

Et pourquoi ? Car c’est ce que l’on déduit de ce qu’il dit, tout simplement. Car il diffuse, l’air de rien, des éléments de chronologie qui laissent entendre qu’il s’était absenté alors que la dite discussion avait à peine commencé.

Or, Laurent avait bien vu la discussion en entier, et le directeur adjoint y participait bel et bien.

Mais les nouveaux éléments de chronologie apportés par le directeur adjoint parasitent son véritable souvenir. Ces éléments sont noyés parmi d’autres informations apparemment plus importantes (car impliquant directement Laurent), ce qui les fait passer au second plan, et recomposent donc insidieusement, inconsciemment, son souvenir de la situation.

A vrai dire, Laurent ne s’en serait même pas aperçu, et aurait été persuadé de la véracité de ce nouveau souvenir, s’il n’était pas tombé quelques jours plus tard, par le plus pur des hasard, sur… un épisode de la série The Good Wife !

Un exemple tiré de la série The Good Wife

Seules les 6 premières minutes du 17e épisode de la saison 3 nous intéressent ici. Peu importe le scénario global, ce qui compte pour nous se passe au tout début de cet épisode. Le propriétaire de l’appartement loué vient avec une prétendue « bonne nouvelle » : les locataires ont 90 jours pour acheter leur appartement et devenir propriétaires (sinon ils sont expulsés). Le propriétaire en aurait parlé au mari il y a un an…

L’épouse (avocate, l’héroïne de la série) arrive à joindre par téléphone son mari (procureur, à qui « on ne la fait pas »…) et lui répète : « Il a dit qu’il te l’avait dit il y a un an ! »
Réaction du mari : « Il a menti, je ne l’ai jamais rencontré. Tu sais ce qu’il fait, n’est-ce pas ? »
L’épouse percute : « Il établit une chronologie » (he is establishing a timeline)
L’établissement de la chronologie se fait ici dans un dialogue à trois, en jouant sur la confusion (« je lui ai dit que… »).

En voyant cela à la télé, Laurent a immédiatement percuté : le directeur adjoint avait, lui aussi, tenté « d’établir une chronologie ». Il avait essayé de le manipuler pour modifier son souvenir de la discussion, et en quelque sorte s’effacer de sa mémoire. (Pour la petite anecdote : le directeur adjoint était Maître de Conférence en Psychologie…)

Vous avez saisi le principe ?

Il s’agit de créer de faux souvenirs, en « implémentant » dans l’esprit de votre interlocuteur des éléments chronologiques adaptés.

Ces éléments doivent être disséminés « l’air de rien », innocemment, au cours d’une discussion qui semble porter sur un tout autre sujet, afin qu’ils aillent se placer directement dans l’inconscient de votre interlocuteur. Cela pour modifier en profondeur le souvenir qu’il a d’une situation, voire créer cette situation…

Le passé n’existe qu’à travers les pensées que nous en avons : transformer ces pensées, c’est transformer le passé.

Exactement comme si vous pouviez vraiment remonter dans le temps, pour changer tout ce que vous voulez : « gommer » quelque chose, rajouter, remplacer… Et, de là, modifier la situation présente à votre avantage…

Exemple lors d’une partie de Poker

Pour bien comprendre cette technique de manipulation, voici une autre anecdote, rapportée par un ancien tricheur de Las Vegas, George Joseph. Alors qu’il risque d’être démasqué, l’explication de sa solution pour éviter d’être pris en flagrant délit de triche regorge d’ingéniosité et de subtilités. Seul le passage en gras, à la fin, concerne directement « l’établissement d’une chronologie » :

Ceci m’est arrivé pendant une partie de poker, où j’avais mis à l’écart une paire de rois. Eh bien, quelqu’un à la table a décidé de compter les cartes. Bien sûr, il est arrivé à cinquante au lieu de cinquante-deux. Tout le monde a pris cela très au sérieux autour de la table. Si j’avais attendu trop longtemps, ils m’auraient eu bien sûr. Il fallait que je reprenne la situation en main, aussi mauvaises que soient les conditions. Dès que le type qui avait compté les cartes les a posées sur la table, j’ai pris le jeu, en ajoutant les deux rois sur le dessus, et j’ai dit : « Laisse-moi les recompter. »

La question que tout le monde se pose, c’est combien de cartes ai-je comptées ? La plupart des gens diraient : « Bien entendu, vous avez compté cinquante-deux cartes. » Faux ! Si j’avais compté cinquante-deux cartes, toute la table aurait compris que je venais d’ajouter les cartes manquantes sur le jeu. J’ai fini de compter les cartes et, bien qu’il y en ait cinquante-deux, j’ai jeté le jeu sur la table et j’ai hurlé : « Cinquante cartes ! Espèces d’enfoirés ! »

A ce moment-là, les types qui organisaient les jeux sont arrivés pour voir ce qui se passait. Et alors, le pauvre imbécile suivant qui a pris le jeu pour le recompter est arrivé à, vous l’avez deviné, cinquante-deux. C’est lui qui a éveillé tous les soupçons. J’ai fait en sorte de prendre les types responsables des jeux à contrepied et à me couvrir, en changeant l’ordre des comptages. J’ai dit : « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? J’ai compté cinquante cartes, ce type a compté cinquante cartes et tout d’un coup il y en a cinquante-deux. » J’ai fait comme si c’était moi qui avait compté en premier. « Vous êtes tous des enfoirés, je me casse ! »

Parfois je me demande si le pauvre type qui a pris le jeu après moi a compris que c’était moi qui avait ajouté la paire de rois…

(Anecdote citée dans 52 méthodes pour tricher au poker d’Allan Zola Kronzek, C.C. Editions, p.200-201)

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